Le rire rouge: édition de guerre du journal le rire (1916 (Nr. 59-111))

DANS LA BOUTIQUE DU NEUTRB
— Si ça vous gêne, vous n’avez qu’à m’aider à le foutre dehors...

LE RIRE DE LA SEMAINE

L’impôt sur le revenu.

Il serait puéril de nier que le gros événement civil de ces der-
niers temps ne soit l’établissement de l’impôt sur le revenu.

Obsédés par les choses de la guerre, hypnotisés par l’idée fixe
du communiqué, par le problème de l’aviation, nous nous refu-
sions à prêter attention aux petites manigances financières d’à-
côté. Assourdis par le bruit des canons, des moteurs, et des
débats militaires contradictoires, nous n’entendions pas le travail
souterrain des creuseurs de mines fiscales, perçant leurs galeries
jusqu’au cœur de nos porte-monnaie...

Et puis, crac! Voilà que c’est fait! Passez muscade et passez
impôt!... Il est trop tard pour creuser votre contre-mine: vous
êtes au fond de l’entonnoir, et la seule ressource qui vous reste
c’est de courir à la mairie chercher une feuille imprimée pour
révéler urbi et orbi le détail de vos revenus, à toutes fins utiles.

Cet obus fiscal de quatre cent vingt, éclatant inopinément au
milieu du portefeuille de famille, sur le coffre-fort de l’industriel
ou du financier, au fond du bas de laine du rentier retiré des
affaires, ou encore dans le petit coffret en bois de rose de la
cocotte lâchement entretenue, a réveillé en sursaut tous les impo.
sables somnolents... Ils se sont frotté les yeux, ont secoué leurs
oreilles, ont relu et re-relu les titres essentiels du fameux régle-
ment, et sont demeurés abasourdis.

Rendons cette justice aux prestidigitateurs officiels qu’ils ont
exécuté le tour de passe-passe avec une adresse merveilleuse!
On ne saura.t comparer l’ingénieuse façon dont ils s’y sont pris
— soit dit sans les offenser — qu’au procédé (bien connu mais
qui prend toujours) dont usent certains exploiteurs de la badau-
derie publique, vulgairement dénommés voleurs à la tire.

Pendant que le badaud écoute bouche bée un bonimenteur en
plein vent, considère avidement le transparent d’un cinéma en
plein air, suit béatement les évolutions d’un petit ballon rouge
échappé, l’individu, affectant de partager sa curiosité, lui enlève
doucement sa chaîne et sa montre, ou sa bourse, à moins que ce
ne soient les trois en même temps.

Ainsi, profitant de ce que nous étions en train d’écouter les

bonimenteurs que sont les politiciens, de considérer le cinéma
balkanique, de suivre des yeux les paraboles des biplans, le fisc
à papa a pratiqué sur nous non point le vol à la tire, mais celui
à la tire-lire! En douceur il nous subtilise ce qu’il juge superflu
dans notre avoir...

Il faut reconnaître impartialement que le choix du moment,
où nous sommes si embêtés, pour nous imposer... un embête-
ment de plus, révèle chez nos gouvernants une connaissance
approfondie de la psychologie. Survenant après la guerre,
l’impôt sur le revenu nous aurait fait nous écrier :

— Encore ça par-dessus le marché? Ah! non, à la fin! Non,
mille fois non ! !

Mais, survenant en pleine lutte et en pleine résignation patrio-
tique, ajoutant un embêtement à tant d'autres embêtements, une
charge à tant d’autres charges, une quête à tant d’autres quêtes,
l’impôt sur le revenu passera dans le tas! C’est une collecte nou-
velle, une journée de plus, la journée du contribuable, qui
pourrait avoir pour insigne une petite sangsue en zinc doré
attachée sur le gousset par un ruban tricolore.

Et le truc de nos dirigeants ressemble aussi à celui du char-
latan-dentiste des foires de villages qui profite de la rumeur
ambiante et du vacarme de son orchestre pour arracher au
client ahuri une dent supplémentaire.

Ou encore au procédé du chirurgien qui utilise le sommeil du
patient pour lui enlever, outre le kyste directement visé, un
appendice tranquille et sain qui ne demande rien à personne, ce
qui supprime toute éventualité .d’hésitation ultérieure.

Et ma foi, je vous le demande, pendant que la guerre nous
enlève nos petites rentes turques ou autres, nos petits loyers et
nos petits pains professionnels, qu’est-ce que cela peut faire
qu’elle nous gratte quelques louis de plus? La guerre, c’est un
bloc de catastrophes, et qu’est-ce qu’un désagrément de plus
quand les Allemands sont à Noyon, nos soldats dans la boue, et
quand nous avons pour anesthésiant l’idée fixe de la Victoire?

Et puis, à quoi servirait de s’insurger, puisque c’est fait?
Puisque l’affaire est, comme l’on dit, dans le sac?... Prenons le
parti le plus sage, celui de l’attitude philosophique et sereine.
Disons-nous que si-les Allemands étaient venus chez nous plus
avant, ils nous auraient pris beaucoup plus que nos percepteurs,
sans nous prier de remplir une feuille administrative, sans sur-