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LE RAVIN AUX FOUGERES

C’était un gentil garçon et un bon fils que le petit Jean Baudru, le
berger de la ferme de la Marlote, en Normandie, et quoi qu’il n’eut que
quinze .ans, il gagnait assez déjà pour aider sa mère, la Catherine,
comme on l’appelait dans le petit chef-lieu du canton où elle était née,
où elle s’était mariée et où elle voulait mourir.

Le père de Jean était mort l’année d’avant, des suites d’un accident
survenu à son usine ; son grand père, vieux sergent des grenadiers de
la Garde, chevalier de la Légion d’honneur, avait été tué sous les murs
de Sébastopol.

Ce soir là, l’avant-veille de Noël (1870), Jean s’était couché le cœur
bien gros, car un bataillon d’un régiment allemand était arrivé dans le
pays, précédant, disait-on, une division entière.

Lanière de Jean avait barricadé sa porte, éteint la chandelle et bien-
tôt, dans la chambre, on n’entendait plus que la respiration oppressée de
la Catherine et le tic-tac monotone du coucou. .......

Tout à coup, il sembla à Jean, qui se tournait et se retournait dans
son lit, sans pouvoir dormir, que la chambre s’éclairait, mais d’une
lueur qu’il ne pouvait définir. Puis, il entendit une voix douce qui
disait :

— Jean, c’est moi, ton grand père !

Alors Jean, tout frissonnant, eut sur son front comme l’impression
d’un long baiser et la voix ajouta :

— N’aie pas peur, écoute et retiens bien ce que je vais te dire.

Au matin, Jean réveillé par sa mère, se leva tout pensif et avec un
air mystérieux qui ne fut pas remarqué de la'Catherine.

— Va à la ferme, lui dit celle-ci, et reviens ici après_ on ne sait

pas ce qui peut arriver... Si on allait se battre...

Jean répondit par un signe de tête et sortit. A la vue des soldats
allemands il fermait les yeux par crainte de laisser lire dans son regard
tout ce que son jeune cœur contenait de colère et de haine.

Il s’arrêta bientôt devant une maison d’assez pauvre apparence et
entra.

— Bonjour, m’sieu Kesler, dit-il, à un vieillard qui était assis, tout
triste, près d’une fenêtre.

—' Tiens, c’est toi petit, qu’est-ce qu’il y a?... ta mère n’est point
malade ?

— Non, m’sieu Kesler, la mère va bien, je viens pour quelque
chose...

Et Jean, après avoir regardé de tous les côtés, s’approcha du vieillard
et lui dit à voix basse :

— Vous qui êtes Alsacien, m’sieu Kesler, et qui parlez l’allemand,
tachez donc de savoir à quelle heure les Prussiens doivent partir et s’ils
ont besoin d’un guide.

— Pourquoi veux tu savoir ça ?

— Une idée que j’ai.

— Eh bien, reste là, petit, fit le vieillard en se levant, je vais essayer
de savoir ce que tu désires.

Et il sortit ems’appuyant sur un bâton.

Un quart d’heure après il revenait.

— C’est-y toi qui veux servir de guide, petit ?

— Oui m’sieu Kesler, si on paie. .

— Eh bien, suis-moi, je vais te présenter au Commandant.

Lorsque Kesler et Jean arrivèrent à l’hôtel du Cheval blanc, où

logeait le chef du bataillon allemand, ce dernier, entouré d’officiers,
achevait de déjeuner.

— Voici le petit berger dont le vous ai parlé, monsieur l’officier,
dit le vieux Kesler, en allemand.

— C’est bien, vous pouvez vous retirer.

— C’est que,..

— Quoi ?

— Le petit ne comprend pas l’allemand.

— Mais moi, répondit le Commandant avec ùrx sourire indéfinis-
sable, je parle et je comprends très bien le français.

Une fois Kesler sorti, le Commandant fit signe à jean, qui roulait sa
casquette dans ses doigts, d’approcher.

— Tu connais bien les chemins ?

— Oui M’sieu !

— Et la forêt ?

— Aussi M’sieu.

— Il faut qu’à une heure du matin, je sois à un endroit qu’on
nomme le Carrefour-des-six-routes.

— C’est ben facile.

— Je puis compter sur toi ?

— Oui M’sieu, répondit Jean en prenant un air bête, si on paie !

— Alors, tu n’es pas patriote ?

— Non M’sieu l’officier, je suis berger.

— Quel idiot ! pensa le Commandant.

Et tout haut :

Tiens, voici quatre belles pièces de cinq francs, viens me trouver
ici à^neuf heures du soir et si tu me conduis bien à l’endroit que je
t’ai dit, il y en aura encore deux fois autant pour toi,

jean fit sauter joyeusement les quatre pièces dans ses mains et dit au
Commandant.

_— Je connais un raccourci, vous serez arrivés avant la messe de
minuit.

En sortant de l’hôtel du Cheval blanc, Jean rencontra deux de ses
camarades, auxquels il parla pendant cinq minutes d’une façon très
animée, puis il s’élança tout courant et se dirigea vers la ferme de la
Marlote.

Le sol, en pleine campagne, était couvert de neige et, au loin, les
arbres à ni lisière de la forêt, semblaient de grands fantômes.

Arrivé à la ferme, Jean se rendit aux écuries, fit sentir un cheval, lui
mit un simple licou, sauta dessus, joua des talons et partit

Deux heures plus tard, Jean Baudru arrivait au camp français et. sur
sa demande, était conduit auprès du Généial.

Il parait que le petit berger en avait long A raconter, car ce ne fut
qu’au bout d’une heure qu’il sortit, tout rayonnant, les yeux brillants
de joie, de la tente du général français.

Lorsqu’il rentra chez sa mère, celle-ci, très inquiète, poussa les
hauts cris.

— Malheureux enfant d’où viens-tu ?

— De faire mon devoir.

— Ton devoir est de rentrer quand je te le dis, grogna la Catherine.

A huit heures, Jean se coucha, puis, lorsqu’il se fut bien assuré que
la mère dormait à poings fermés, il s’habilla, prit son bâton, ouvrit
doucement la porte, et sortit suivi de son chien Sans-peur.

Une heure plus tard, le bataillon allemand s’ébranlait».

Jean se tenait à la gauche du commandant, suivi de Sans-peur qui,
les poils hérissés, la queue en trompette, s’avançait en grognant

On entra en forêt.

-— Tu es sûr du chemin, petit, demanda le commandant.

— Oui, m’sieu l’officier, ne craignez rien, je sais bien où ie vous
mène, allez.

— Et ton raccourci ?

— Nous y entrons, m’sieu répondit jean, dont la pâleur eut paru
étrange à l’allemand s’il eut pu la voir.

La route que suivait le bataillon se trouvait encaissée entre les ver-
sants de deux chaînes de montagnes plantées, à hauteur d’une' dizaine
de mètres, de hauts chênes -et de sapins.

En été, les fougères s’élevaient de chaque côte du ravin et fermaient
un fouillis inextricable jusqu’aux premiers arbres, mais, en hiver, elles
disparaissaient et faisaient place à la neige.

Le commandant avait eu un froncement de sourcils à la vue de ce
défilé qui ressemblait à un véritable coupe-gorge. Il se retournait sur sa
selle pour parler à son guide, lorsque celui-ci. s’élança subitement dans
une espèce de tranchée qui longeait la route à cet endroit, et disparut
avec son chien.

Le commandant n’était pas revenu de sa stupeur que les aboiements
de Sans-peur retentirent et, comme si c’eut été un signal, les deux
flancs du ravin. s’illuminèrent, et une grêle de balles s’abattit sur les'
Prussiens.

Cela dura environ dix minutes, au bout desquelles ceux qui restaient
du bataillon allemand s’enfuirent en poussant ues cris et en jetant leurs
fusils.

Pendant que les soldats français sortaient des tranchées où ils étaient
embusqués-et descendaient des deux flancs du ravtn aux fougères, pour
se reformer et rentrer à leur camp, une cinquantaine de gamins se
/laissaient glisser le long des. chênes du haut desquels fis avaient, tous,
frémissants, assisté au-.combat, et tous'fiers, une fois rcanis,-crochés qua-
tre par quatre, ils suivirent Jean et Sans-peur en chantant la Mar-
seillaise„

Et bientôt, dans le lointain, à travers les tintements plaintifs des clo-
ches des villages, appelant les fidèles à la messe de minuit, on enten-
dait des voix enfantines qui disaient •

« Nous entrerons dans la carrière
« Quand nos aînés n'y seront plus

Jean qui s’est engagé en 1873, après la mort de sa mère, est mainte"
nant capitaine dans un bataillon de chasseurs à pied en garnison à
Belfort.

Quelquefois, les jours de manœuvre, il s'avance seul, le regard tourné
vers la frontière. Alors, la tête haute et fiére, les yeux en feu, la main
sur la poignée de son sabre, il a Pair de dire :

— Venez-y !

GUSTAVE SAUCER
 
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