HISTOIRE.
PARIS ANCIEN.
23
Ranimée pour un instant par le moine Remi d’Auxerre (900), la vieille école épiscopale du cloître Notre-Dame avait commencé
à acquérir quelque réputation sous Philippe Ier. Robert d’Arbrissel, fondateur de Fontevrault, Marbod, qui devint évêque de Rennes,
et Yves de Chartres y avaient enseigné publiquement; après eux, les dialecticiens Adam de Petitpont, Petrus Comestor, auteur de
l’Histoire Ecclésiastique, y avaient précédé le fameux Roscelin, chanoine de Compïègne,' et chef des Nominaux. Celui-ci fut-il le
maître d’Abeilard, son compatriote (1)? Cela est douteux : Roscelin n’a laissé aucun ouvrage ; nous ne connaissons son système et ses
erreurs que par les réfutations de saint Anselme et d’Abeilard lui-même; il avait voulu appliquer son Nominalisme à la Trinité, et ce
fut ce qui le perdit. En face de Roscelin vaincu et pénitent, un autre maître plus célèbre soutenait avec force la doctrine opposée,
le Réalisme, et donnait par l’éclat de son enseignement une illustration toute nouvelle à l’école du Parvis; c’était Guillaume de
Champeaux. Désertant les écoles de Reims, d’Orléans, de Chartres, ses rivales, la jeunesse accourait se presser autour de la chaire
du grand métaphysicien, de l’archidiacre Guillaume, lorsqu’un écolier breton se levant de la paille où il était couché avec les
autres, soumit au philosophe des objections subtiles, des syllogismes captieux auxquels il ne put répondre ou répondit faiblement,
l’embarrassa, jouit de sa confusion, et saisissant avidement la popularité qu’il arrachait à son maître, réunit plus de trois mille
auditeurs sur la montagne Sainte-Geneviève, tandis que l’archidiacre allait cacher son humiliation dans le cloître Saint-Victor
(H08). « Cette guerre, dit Michelet, cette secessio sur un autre Aventin, fut la fondation des écoles de la montagne. Abeilard,
dont la parole suffisait pour créer une ville au désert, fut ainsi un des fondateurs de notre Paris méridional. La ville éristique
naquit de la dispute. (Hist. de F., t. III, p. 368.) » Ces prodigieux succès dus à la hardiesse, à l’élégance, à la grâce entraînante
du jeune professeur, eurent le triste dénoûment que l’on sait. L’excès de prospérité avait enivré le philosophe; son infatuation de
lui-même devait le jeter dans quelque grande,faute ; il la commit, et expia cruellement dans la honte et le désespoir les vains
triomphes dont il avait si longtemps nourri son orgueil (1120).
Paris revit pourtant,Abeilard un instant,'en 1136, mais pour le perdre de nouveau'sans retour, vaincu par saint Bernard,
condamné dans les conciles, et humilié sous la main de L’Église ; puis le sceptre de la science passa dans des mains purement
orthodoxes, Hugues de Saint-Victor (mprt en 1141), Pierre Lombard, le maître des sentences (1160), Richard et Adam de
Saint-Victor (1173 et 1192), dont les épitaphes, conservées jusqu’à nos jours, sont des chefs-d’œuvre d’austère et pieuse
éloquence.
L’intérêt est tout à ces luttes ardentes. Pendant ce temps, le pouvoir royal faisait ses premières armes : Louis ï Éveillé, surnom
des premières années de Louis-le-Gros, guerroyait contre les châtelains de l’Ile de France et de l'Orléanais et assurait enfin la
liberté des communications entre les villes de son domaine; à cette époque, la royauté commence à servir de contre-poids à la
puissance féodale, la suzeràineté du trône est proclamée et l’unité nationale commence. Nous renvoyons aux histoires de France
le récit des Iliades qui se déroulèrent dans les champs prosaïques de la Beauce et de la Brie (Michelet), tandis que Paris, exempt
des souffrances de la guerre, ne voyait d’autres combats que ceux de la pensée, et se développait insensiblement. Les deux rives
de la Seine, presque désertes depuis les ravages et les calamités du siècle de fer, se repeuplaient rapidement : aux antiques abbayes
venaient se joindre les fondations nouvelles, et autour de chaque clocher se groupaient les bourgs du dehors (jcrrisburga, faubourgs),
qui bientôt allaient faire corps avec la ville. Depuis 1113 s’élevait sur les bords alors fleuris de la Bièvre, au pied de la docte
colline, la noble maison des chanoines réguliers de Saint-Victor, sanctuaire de l’austérité et de la science, véritable foyer de
lumières, vénéré dès son origine et comblé de biens par Louis-le-Gros et par les évêques de Paris. Nous avons-nommé, outre
Guillaume de Champeaux, les plus illustres de ses abbés, de sesqirieurs et de ses moines. Malheureusement ces graves théologiens,
jadis célèbres, sont bien oubliés aujourd’hui; ce que leurs travaux présentent de plus remarquable, ce sont leurs efforts pour
concilier les deux tendances théologiques du XIIe siècle', celle d’Abeilard et celle de saint Bernard ou de Pierre Lombard.
Aujourd’hui des bâtiments de l’usage le plus vulgaire, des celliers et des magasins, remplacent l’antique et vénérable demeure de-
Santeuil. « Le chœur et la nef de l’église, dit M. de Guilhermy, p. 23b, furent rebâtis du temps de François Ier; mais le clocher,
quelques arcades des chapelles, la crypte et une partie du chapitre étaient restés tels que les avait édifiés Gilduin, le premier
abbé, qui gouverna le monastère.pendant plus de quarante ans (14 4 3-11 qd). »
L’abbé Gilduin avait vu trois évêques se succéder sur le siège de Paris, Gerbert, Étienne de Senlis et Thibaud. Gerbert
(1116-1123) fit confirmer par Louis VI les anciens privilèges des serfs et vassaux de l’Église de Paris. Étienne de Senlis, mort
en 1142, grand ami et protecteur de saint Victor, eut par suite plusieurs querelles avec les chanoines de sa propre cathédrale,
jaloux des nouveaux venus et craignant une-réforme pour eux-mêmes. Cet évêque soutint également une-lutte contre le roi en
personne; il l’excommunia pour avoir empiété sur le pouvoir ecclésiastique, et il fallut une lettre d’Honorius II et l’intervention de
son successeur pour mettre fin à un différend qui dégénérait en une véritable guerre (1129). L’année suivante, le mal des ardents
vint s’abattre sur la population de Paris : Étienne de Senlis fit sortir dans une procession solennelle la châsse de sainte Geneviève :
(!) V. Roscelin, sa vie et ses doctrines, par F. Saulnier, 1855.
PARIS ANCIEN.
23
Ranimée pour un instant par le moine Remi d’Auxerre (900), la vieille école épiscopale du cloître Notre-Dame avait commencé
à acquérir quelque réputation sous Philippe Ier. Robert d’Arbrissel, fondateur de Fontevrault, Marbod, qui devint évêque de Rennes,
et Yves de Chartres y avaient enseigné publiquement; après eux, les dialecticiens Adam de Petitpont, Petrus Comestor, auteur de
l’Histoire Ecclésiastique, y avaient précédé le fameux Roscelin, chanoine de Compïègne,' et chef des Nominaux. Celui-ci fut-il le
maître d’Abeilard, son compatriote (1)? Cela est douteux : Roscelin n’a laissé aucun ouvrage ; nous ne connaissons son système et ses
erreurs que par les réfutations de saint Anselme et d’Abeilard lui-même; il avait voulu appliquer son Nominalisme à la Trinité, et ce
fut ce qui le perdit. En face de Roscelin vaincu et pénitent, un autre maître plus célèbre soutenait avec force la doctrine opposée,
le Réalisme, et donnait par l’éclat de son enseignement une illustration toute nouvelle à l’école du Parvis; c’était Guillaume de
Champeaux. Désertant les écoles de Reims, d’Orléans, de Chartres, ses rivales, la jeunesse accourait se presser autour de la chaire
du grand métaphysicien, de l’archidiacre Guillaume, lorsqu’un écolier breton se levant de la paille où il était couché avec les
autres, soumit au philosophe des objections subtiles, des syllogismes captieux auxquels il ne put répondre ou répondit faiblement,
l’embarrassa, jouit de sa confusion, et saisissant avidement la popularité qu’il arrachait à son maître, réunit plus de trois mille
auditeurs sur la montagne Sainte-Geneviève, tandis que l’archidiacre allait cacher son humiliation dans le cloître Saint-Victor
(H08). « Cette guerre, dit Michelet, cette secessio sur un autre Aventin, fut la fondation des écoles de la montagne. Abeilard,
dont la parole suffisait pour créer une ville au désert, fut ainsi un des fondateurs de notre Paris méridional. La ville éristique
naquit de la dispute. (Hist. de F., t. III, p. 368.) » Ces prodigieux succès dus à la hardiesse, à l’élégance, à la grâce entraînante
du jeune professeur, eurent le triste dénoûment que l’on sait. L’excès de prospérité avait enivré le philosophe; son infatuation de
lui-même devait le jeter dans quelque grande,faute ; il la commit, et expia cruellement dans la honte et le désespoir les vains
triomphes dont il avait si longtemps nourri son orgueil (1120).
Paris revit pourtant,Abeilard un instant,'en 1136, mais pour le perdre de nouveau'sans retour, vaincu par saint Bernard,
condamné dans les conciles, et humilié sous la main de L’Église ; puis le sceptre de la science passa dans des mains purement
orthodoxes, Hugues de Saint-Victor (mprt en 1141), Pierre Lombard, le maître des sentences (1160), Richard et Adam de
Saint-Victor (1173 et 1192), dont les épitaphes, conservées jusqu’à nos jours, sont des chefs-d’œuvre d’austère et pieuse
éloquence.
L’intérêt est tout à ces luttes ardentes. Pendant ce temps, le pouvoir royal faisait ses premières armes : Louis ï Éveillé, surnom
des premières années de Louis-le-Gros, guerroyait contre les châtelains de l’Ile de France et de l'Orléanais et assurait enfin la
liberté des communications entre les villes de son domaine; à cette époque, la royauté commence à servir de contre-poids à la
puissance féodale, la suzeràineté du trône est proclamée et l’unité nationale commence. Nous renvoyons aux histoires de France
le récit des Iliades qui se déroulèrent dans les champs prosaïques de la Beauce et de la Brie (Michelet), tandis que Paris, exempt
des souffrances de la guerre, ne voyait d’autres combats que ceux de la pensée, et se développait insensiblement. Les deux rives
de la Seine, presque désertes depuis les ravages et les calamités du siècle de fer, se repeuplaient rapidement : aux antiques abbayes
venaient se joindre les fondations nouvelles, et autour de chaque clocher se groupaient les bourgs du dehors (jcrrisburga, faubourgs),
qui bientôt allaient faire corps avec la ville. Depuis 1113 s’élevait sur les bords alors fleuris de la Bièvre, au pied de la docte
colline, la noble maison des chanoines réguliers de Saint-Victor, sanctuaire de l’austérité et de la science, véritable foyer de
lumières, vénéré dès son origine et comblé de biens par Louis-le-Gros et par les évêques de Paris. Nous avons-nommé, outre
Guillaume de Champeaux, les plus illustres de ses abbés, de sesqirieurs et de ses moines. Malheureusement ces graves théologiens,
jadis célèbres, sont bien oubliés aujourd’hui; ce que leurs travaux présentent de plus remarquable, ce sont leurs efforts pour
concilier les deux tendances théologiques du XIIe siècle', celle d’Abeilard et celle de saint Bernard ou de Pierre Lombard.
Aujourd’hui des bâtiments de l’usage le plus vulgaire, des celliers et des magasins, remplacent l’antique et vénérable demeure de-
Santeuil. « Le chœur et la nef de l’église, dit M. de Guilhermy, p. 23b, furent rebâtis du temps de François Ier; mais le clocher,
quelques arcades des chapelles, la crypte et une partie du chapitre étaient restés tels que les avait édifiés Gilduin, le premier
abbé, qui gouverna le monastère.pendant plus de quarante ans (14 4 3-11 qd). »
L’abbé Gilduin avait vu trois évêques se succéder sur le siège de Paris, Gerbert, Étienne de Senlis et Thibaud. Gerbert
(1116-1123) fit confirmer par Louis VI les anciens privilèges des serfs et vassaux de l’Église de Paris. Étienne de Senlis, mort
en 1142, grand ami et protecteur de saint Victor, eut par suite plusieurs querelles avec les chanoines de sa propre cathédrale,
jaloux des nouveaux venus et craignant une-réforme pour eux-mêmes. Cet évêque soutint également une-lutte contre le roi en
personne; il l’excommunia pour avoir empiété sur le pouvoir ecclésiastique, et il fallut une lettre d’Honorius II et l’intervention de
son successeur pour mettre fin à un différend qui dégénérait en une véritable guerre (1129). L’année suivante, le mal des ardents
vint s’abattre sur la population de Paris : Étienne de Senlis fit sortir dans une procession solennelle la châsse de sainte Geneviève :
(!) V. Roscelin, sa vie et ses doctrines, par F. Saulnier, 1855.