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PARIS DANS SA SPLENDEUR.
Tandis que ces gigantesques événements s’accomplissaient au dehors, Paris et la France dépérissaient sous le joug d’une honteuse
tyrannie et devant le spectacle d’une démoralisation toujours marchant tête haute. Versailles, ce splendide faubourg de Paris,
n’était plus qu’un cénotaphe, menacé, d’un jour à l’autre, par ce qu’on appelait la bande noire. 11 était question de détruire
son palais en haine des souvenirs de Louis XIV; on parlait de promener la charrue dans son immense parc, et de planter la
pomme de terre dans les labyrinthes des Trianons. Si le vieux château des rois était ainsi exposé au marteau, que n’avait-on pas
à craindre pour les ruines monumentales que l’ancien régime nous avait léguées? Chaque jour, des châteaux embellis par le ciseau
des artistes de la Renaissance étaient dégradés ou démolis; d’ineptes acquéreurs les détruisaient pour vendre les pierres à la toise
cube; et le paysan, qui, de toutes les classes de la société, avait le plus gagné au nouveau régime, pouvait à son aise, et à vil
prix, transformer en petite culture des forêts, des jardins, des terres nobiliaires et ecclésiastiques, que la Révolution mettait à la
portée de toutes les bourses et de toutes les bêches.
A Paris le culte catholique était proscrit, le Christianisme portait ombrage, et la secte des Théophilanthropes était seule à jouir,
des faveurs officielles : c’était le déisme érigé en religion. Pendant que Larevellière-Lépaux s’offrait à découvert aux attaques
du ridicule en se faisant le pontife de ce nouveau culte, ses collègues riaient du grand-prêtre, et toutefois lui sacrifiaient bien
volontiers les souvenirs et les traditions de la Foi. Ajoutons que le mépris populaire faisait bonne justice du pontife et de sçs adeptes.
Au reste, les contempteurs du Christianisme, poursuivis par le remords ou par le besoin d’ordre public, avaient cherché
à remplacer la religion par la philosophie. L’État payait des professeurs de morale, la plupart athées, qui rappelaient aux jeunes
citoyens des deux sexes les principes de morale oubliés par leurs pères. On rendait grâces à la Nature dans les réunions du
décadr, et l’on parlait jusqu’à satiété de bienfaisance, de désintéressement, de vertu : on n’oubliait rien, sinon d’enseigner
l’amour et le respect pour Celui de qui seul découle la morale. Dans les écoles primaires on commentait les droits de l’homme
et du citoyen; dans les institutions d’un ordre plus élevé, on divinisait les doctrines de Voltaire; et partout, dans les livres, dans
les salons, dans les journaux, la charité chrétienne était remplacée par une sensiblerie maniérée et fausse que Jean-Jacques
Rousseau avait mise à la mode. On affectait servilement d’imiter Athènes et Rome dans leurs institutions morales. Il n’y avait point
encore de censeurs; mais la loi réservait des privilèges à la vieillesse, à la maternité, à la fidélité conjugale. Dans les pompes
publiques, on honorait la chasteté, en associant au cortège des époux et des enfants tout le chœur des vierges de l’Opéra. Les -
savants et les sages de la République décernaient, à des joufs marquas, des couronnes de roses à la pudeur, et des médailles à
la vertu. Ces parades plaisaient au Directoire; la République s’en montrait hère. Aussi, nonobstant la misère des masses, ne
négligeait-on rien de ce qui pouvait donner de l’éclat aux fêtes nationales, et faire oublier au peuple les graves et touchantes
cérémonies de la religion ; la loi instituait des réjouissances publiques dignes des beaux jours de l’Arcadie.
On se fatiguerait sans nécessité à décrire ces vaines pompes, dont les philosophes se raillaient les premiers, parce que le
statuaire dont la main a ciselé Jupiter, est le dernier de tous à prendre son marbre pour un Dieu. Le peuple, à l’exception
de la secte des Cordeliers et des Hébertistes, s’indignait des efforts misérables à l’aide desquels on cherchait à lui plaire; il
demeurait froid devant ces démonstrations païennes, et il regrettait silencieusement les beaux reposoirs, l’ancienne procession du
Saint-Sacrement, l’image de Marie autrefois portée par des mains pures, et toutes les cérémonies qui sont majestueuses en vertu
de la Foi, et non à cause des costumes. Cependant la République ne s’en tenait pas à honorer l’enfance, la vieillesse, l’agriculture,
l’industrie: elle avait ses fêtes politiques, ses commémorations anniversaires du 14 juillet, du 10 août, du 9 thermidor, du
1er vendémiaire. Dans ces occasions solennelles, les ordonnateurs de la joie officielle cherchaient toujours à imiter les jeux
d’Homère, les fêtes décrites par Virgile: le programme mentionnait la course à pied, la course à cheval, la course des chars; et
les vainqueurs recevaient des disques, des armes, des coupes ciselées, qui rappelaient involontairement le tombeau de Patrocle
ou la dernière victoire du vieil Entelle.
?
Plus que jamais les réminiscences d’Athènes et de Rome occupaient les esprits : les hommes d’État prenaient pour costume le
pallium et la toge. Les femmes se drapaient comme Aspasie ou Faustine; leur toilette révoltait la décence, et pour premier
châtiment, l’âpreté et l’humidité de nos climats infligeaient à ces statues de chair des maladies aiguës ou mortelles. Pour les
hommes, il était de suprême bon ton de porter des habits à grandes basques, d’immenses cravates blanches, de petits, carricks
chamois et à vingt collets, de petites bottes à revers, des bas de soie chinés, des cheveux à repentirs longs ou relevés en tresses >
sur les côtés et sur le derrière de la tête; un lorgnon ridicule et une canne grosse et noueuse complétaient cet étrange attirail.
Les femmes portaient des robes à queue, qu’elles agrafaient d’un côté presque à la hauteur du genou; conformément aux traditions
numismatiques, ces robes avaient la taille courte et laissaient à découvert les bras et les épaules. La coiffure des élégantes
républicaines n’était empruntée ni aux Grecs ni aux barbares : elle consistait en un petit chapeau qui figurait bien moins un
casque qu’un colimaçon. Les merveilleux des deux sexes se pavanaient sous les ombrages du Jardin National. Ils faisaient sonner
leurs breloques, reluire leurs bagues et leurs chaînes d’or, et ils parlaient un langage affecté, un de ces idiomes qui ne doivent
appartenir qu’à des individus efféminés et lâches. Le soir, cette société déchue ou dégradée se portait à Tivoli ou à Frascati ; elle
PARIS DANS SA SPLENDEUR.
Tandis que ces gigantesques événements s’accomplissaient au dehors, Paris et la France dépérissaient sous le joug d’une honteuse
tyrannie et devant le spectacle d’une démoralisation toujours marchant tête haute. Versailles, ce splendide faubourg de Paris,
n’était plus qu’un cénotaphe, menacé, d’un jour à l’autre, par ce qu’on appelait la bande noire. 11 était question de détruire
son palais en haine des souvenirs de Louis XIV; on parlait de promener la charrue dans son immense parc, et de planter la
pomme de terre dans les labyrinthes des Trianons. Si le vieux château des rois était ainsi exposé au marteau, que n’avait-on pas
à craindre pour les ruines monumentales que l’ancien régime nous avait léguées? Chaque jour, des châteaux embellis par le ciseau
des artistes de la Renaissance étaient dégradés ou démolis; d’ineptes acquéreurs les détruisaient pour vendre les pierres à la toise
cube; et le paysan, qui, de toutes les classes de la société, avait le plus gagné au nouveau régime, pouvait à son aise, et à vil
prix, transformer en petite culture des forêts, des jardins, des terres nobiliaires et ecclésiastiques, que la Révolution mettait à la
portée de toutes les bourses et de toutes les bêches.
A Paris le culte catholique était proscrit, le Christianisme portait ombrage, et la secte des Théophilanthropes était seule à jouir,
des faveurs officielles : c’était le déisme érigé en religion. Pendant que Larevellière-Lépaux s’offrait à découvert aux attaques
du ridicule en se faisant le pontife de ce nouveau culte, ses collègues riaient du grand-prêtre, et toutefois lui sacrifiaient bien
volontiers les souvenirs et les traditions de la Foi. Ajoutons que le mépris populaire faisait bonne justice du pontife et de sçs adeptes.
Au reste, les contempteurs du Christianisme, poursuivis par le remords ou par le besoin d’ordre public, avaient cherché
à remplacer la religion par la philosophie. L’État payait des professeurs de morale, la plupart athées, qui rappelaient aux jeunes
citoyens des deux sexes les principes de morale oubliés par leurs pères. On rendait grâces à la Nature dans les réunions du
décadr, et l’on parlait jusqu’à satiété de bienfaisance, de désintéressement, de vertu : on n’oubliait rien, sinon d’enseigner
l’amour et le respect pour Celui de qui seul découle la morale. Dans les écoles primaires on commentait les droits de l’homme
et du citoyen; dans les institutions d’un ordre plus élevé, on divinisait les doctrines de Voltaire; et partout, dans les livres, dans
les salons, dans les journaux, la charité chrétienne était remplacée par une sensiblerie maniérée et fausse que Jean-Jacques
Rousseau avait mise à la mode. On affectait servilement d’imiter Athènes et Rome dans leurs institutions morales. Il n’y avait point
encore de censeurs; mais la loi réservait des privilèges à la vieillesse, à la maternité, à la fidélité conjugale. Dans les pompes
publiques, on honorait la chasteté, en associant au cortège des époux et des enfants tout le chœur des vierges de l’Opéra. Les -
savants et les sages de la République décernaient, à des joufs marquas, des couronnes de roses à la pudeur, et des médailles à
la vertu. Ces parades plaisaient au Directoire; la République s’en montrait hère. Aussi, nonobstant la misère des masses, ne
négligeait-on rien de ce qui pouvait donner de l’éclat aux fêtes nationales, et faire oublier au peuple les graves et touchantes
cérémonies de la religion ; la loi instituait des réjouissances publiques dignes des beaux jours de l’Arcadie.
On se fatiguerait sans nécessité à décrire ces vaines pompes, dont les philosophes se raillaient les premiers, parce que le
statuaire dont la main a ciselé Jupiter, est le dernier de tous à prendre son marbre pour un Dieu. Le peuple, à l’exception
de la secte des Cordeliers et des Hébertistes, s’indignait des efforts misérables à l’aide desquels on cherchait à lui plaire; il
demeurait froid devant ces démonstrations païennes, et il regrettait silencieusement les beaux reposoirs, l’ancienne procession du
Saint-Sacrement, l’image de Marie autrefois portée par des mains pures, et toutes les cérémonies qui sont majestueuses en vertu
de la Foi, et non à cause des costumes. Cependant la République ne s’en tenait pas à honorer l’enfance, la vieillesse, l’agriculture,
l’industrie: elle avait ses fêtes politiques, ses commémorations anniversaires du 14 juillet, du 10 août, du 9 thermidor, du
1er vendémiaire. Dans ces occasions solennelles, les ordonnateurs de la joie officielle cherchaient toujours à imiter les jeux
d’Homère, les fêtes décrites par Virgile: le programme mentionnait la course à pied, la course à cheval, la course des chars; et
les vainqueurs recevaient des disques, des armes, des coupes ciselées, qui rappelaient involontairement le tombeau de Patrocle
ou la dernière victoire du vieil Entelle.
?
Plus que jamais les réminiscences d’Athènes et de Rome occupaient les esprits : les hommes d’État prenaient pour costume le
pallium et la toge. Les femmes se drapaient comme Aspasie ou Faustine; leur toilette révoltait la décence, et pour premier
châtiment, l’âpreté et l’humidité de nos climats infligeaient à ces statues de chair des maladies aiguës ou mortelles. Pour les
hommes, il était de suprême bon ton de porter des habits à grandes basques, d’immenses cravates blanches, de petits, carricks
chamois et à vingt collets, de petites bottes à revers, des bas de soie chinés, des cheveux à repentirs longs ou relevés en tresses >
sur les côtés et sur le derrière de la tête; un lorgnon ridicule et une canne grosse et noueuse complétaient cet étrange attirail.
Les femmes portaient des robes à queue, qu’elles agrafaient d’un côté presque à la hauteur du genou; conformément aux traditions
numismatiques, ces robes avaient la taille courte et laissaient à découvert les bras et les épaules. La coiffure des élégantes
républicaines n’était empruntée ni aux Grecs ni aux barbares : elle consistait en un petit chapeau qui figurait bien moins un
casque qu’un colimaçon. Les merveilleux des deux sexes se pavanaient sous les ombrages du Jardin National. Ils faisaient sonner
leurs breloques, reluire leurs bagues et leurs chaînes d’or, et ils parlaient un langage affecté, un de ces idiomes qui ne doivent
appartenir qu’à des individus efféminés et lâches. Le soir, cette société déchue ou dégradée se portait à Tivoli ou à Frascati ; elle