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ÉCOLE FLAMANDE.
Mais il y a chez Teniers le jeune une nuance plus importante encore à bien observer, c’est celle de la
perspective. Le coup d’œil de Teniers était si juste, que parle seul effet de la dégradation ou de la force des
teintes, de l’affaiblissement ou de la fermeté dans la touche, calculés avec une rare précision, il faisait fuir
ou avancer les objets, sans avoir besoin de ces grands repoussoirs, de ces sacrifices résolus, de ces partis
tranchés de lumière et d’ombre, dont peut se passer un savant artiste, à moins que le peintre n’y fasse
précisément consister son génie, à l’exemple de Ribera. Pour reculer, par exemple, un personnage revêtu
d’une couleur voyante, ou, si l’on veut, pour mettre à son plan une draperie rouge, Teniers n’a pas besoin
de l’alourdir par un gris nébuleux; il lui suffit de donner à ce rouge une teinte juste, c’est-à-dire d’y mêler
dans une juste mesure ce ton général de l’air que les doctes connaisseurs appellent teinte évanouissante1.
Cependant, en l’absence même de la couleur et de la touche, et à ne considérer Teniers que dans les
gravures deLebas, où il est reproduit si finement, le peintre reste encore un des plus expressifs, des plus
spirituels de son école et de bien d’autres. Sans doute si l’on arrive devant les tableaux de Teniers, comme y
arriva Louis XIV, entouré d’une cour brillante, avec la passion et les habitudes de la grandeur, infailliblement
l’effet produit sera désastreux. Un héros qui donnerait le bras à la fière Athénaïs de Montespan, ou qui
tiendrait la main de la duchesse de La Vallière, ne saurait prendre un vif intérêt à la représentation de scènes
aussi grossièrement triviales, et le mot de magots sera le cri de l’idéal effarouché. Un gouverneur des Pays-Bas
pourrait seul comprendre l’éternel épisode de l’homme tourné contre le mur; mais quand on s’occupe de
David Teniers, il ne faut pas oublier qu’on est entre Malines et Anvers, et que de là au Parthénon il y a
quelque douze ou quinze cents lieues, et des lieues de Brabant! Il convient donc de fermer les portes sacrées
de l’idéal et d’entrer de bonne grâce dans le cabaret de Teniers, où pour toute ivresse nous nous contenterons
de celle de la bière, où pour toute poésie nous accepterons la réalité.
Quels nuages de fumée ! La pipe dans toutes les bouches, les cartes dans toutes les mains, des casseroles qui
reluisent aux murailles, une ménagère qui fait crier la friture sur un feu clair, les plus gourmands autour :
voilà l’intérieur. Mais qui sont ces gens-ci? Peut-être des matelots fraîchement débarqués des grandes Indes.
L’un joue le dix de pique; l’autre, les deux coudes levés, boit à même d’un cruchon; un troisième vient
d’accrocher à un contrevent la charge du magister, croquée au charbon sur une méchante feuille de papier;
celui-là embrasse la fille d’auberge et ne s’aperçoit point que l’hôtesse a ouvert une fenêtre donnant de
l’escalier du dehors dans le cabaret, sans doute pour surveiller d’un œil jaloux et d’une mine renfrognée les
embrassements illicites de la maritorne... Je me trompe, c’était pour fournir à Teniers un rayon de lumière
dont il avait besoin dans cet angle de son tableau. Eh quoi! sous cette même fenêtre s’est décemment retourné
un des buveurs qui donne un libre cours aux effets de la bière nationale, celui de tous ces magots qui avait
le plus scandalisé Louis XIV !
Teniers n’eut pas seulement de commun avec Molière, son contemporain, le titre de valet de chambre d’un
prince, il eut aussi cette verve comique qui s’empare irrésistiblement des choses et les livre vivantes au rire
de la postérité. La gaieté n’abandonne jamais ni l’auteur ni ses personnages, mais c’est une gaieté vraie,
intérieure, profonde et communicative. Dans la grande kermesse de Rubens, qui est au Louvre, on s’enivre avec
passion, on s’embrasse avec fureur; dans les kermesses de Teniers, l’on rit, l’on boit et l’on danse avec le
laisser-aller du plus parfait naturel. Il faut dire cependant que la gaieté de ce peintre se complique de raillerie
et de malice. S’il peint un charlatan qui crie son ratafia par les rues, s’il représente un arracheur de dents
qui propose à sa victime de soulager avec du genièvre le mal affreux que lui fait une molaire, arrachée
pourtant sans douleur, il est tout simple que l’expression de son pinceau soit d’une bonhomie caustique; mais
il n’est pas jusqu’à l’héroïsme que Teniers ne prenne par son côté trivial. Voici un tableau qui porte pour titre
Apprêts militaires. Que pense-t-on que Teniers y ait placé? Un cavalier qui selle son cheval? Non, c’est
Wouwermans qui l’eùt compris de la sorte. Un gentilhomme qui saisit son casque? C’eût été l’affaire de
' C’est aussi l’expression dont se sert le savant M. Paillot de Montabert dans son Traité complet de la peinture, 10 vol. in-8,
avec planches. Paris, 1825.
ÉCOLE FLAMANDE.
Mais il y a chez Teniers le jeune une nuance plus importante encore à bien observer, c’est celle de la
perspective. Le coup d’œil de Teniers était si juste, que parle seul effet de la dégradation ou de la force des
teintes, de l’affaiblissement ou de la fermeté dans la touche, calculés avec une rare précision, il faisait fuir
ou avancer les objets, sans avoir besoin de ces grands repoussoirs, de ces sacrifices résolus, de ces partis
tranchés de lumière et d’ombre, dont peut se passer un savant artiste, à moins que le peintre n’y fasse
précisément consister son génie, à l’exemple de Ribera. Pour reculer, par exemple, un personnage revêtu
d’une couleur voyante, ou, si l’on veut, pour mettre à son plan une draperie rouge, Teniers n’a pas besoin
de l’alourdir par un gris nébuleux; il lui suffit de donner à ce rouge une teinte juste, c’est-à-dire d’y mêler
dans une juste mesure ce ton général de l’air que les doctes connaisseurs appellent teinte évanouissante1.
Cependant, en l’absence même de la couleur et de la touche, et à ne considérer Teniers que dans les
gravures deLebas, où il est reproduit si finement, le peintre reste encore un des plus expressifs, des plus
spirituels de son école et de bien d’autres. Sans doute si l’on arrive devant les tableaux de Teniers, comme y
arriva Louis XIV, entouré d’une cour brillante, avec la passion et les habitudes de la grandeur, infailliblement
l’effet produit sera désastreux. Un héros qui donnerait le bras à la fière Athénaïs de Montespan, ou qui
tiendrait la main de la duchesse de La Vallière, ne saurait prendre un vif intérêt à la représentation de scènes
aussi grossièrement triviales, et le mot de magots sera le cri de l’idéal effarouché. Un gouverneur des Pays-Bas
pourrait seul comprendre l’éternel épisode de l’homme tourné contre le mur; mais quand on s’occupe de
David Teniers, il ne faut pas oublier qu’on est entre Malines et Anvers, et que de là au Parthénon il y a
quelque douze ou quinze cents lieues, et des lieues de Brabant! Il convient donc de fermer les portes sacrées
de l’idéal et d’entrer de bonne grâce dans le cabaret de Teniers, où pour toute ivresse nous nous contenterons
de celle de la bière, où pour toute poésie nous accepterons la réalité.
Quels nuages de fumée ! La pipe dans toutes les bouches, les cartes dans toutes les mains, des casseroles qui
reluisent aux murailles, une ménagère qui fait crier la friture sur un feu clair, les plus gourmands autour :
voilà l’intérieur. Mais qui sont ces gens-ci? Peut-être des matelots fraîchement débarqués des grandes Indes.
L’un joue le dix de pique; l’autre, les deux coudes levés, boit à même d’un cruchon; un troisième vient
d’accrocher à un contrevent la charge du magister, croquée au charbon sur une méchante feuille de papier;
celui-là embrasse la fille d’auberge et ne s’aperçoit point que l’hôtesse a ouvert une fenêtre donnant de
l’escalier du dehors dans le cabaret, sans doute pour surveiller d’un œil jaloux et d’une mine renfrognée les
embrassements illicites de la maritorne... Je me trompe, c’était pour fournir à Teniers un rayon de lumière
dont il avait besoin dans cet angle de son tableau. Eh quoi! sous cette même fenêtre s’est décemment retourné
un des buveurs qui donne un libre cours aux effets de la bière nationale, celui de tous ces magots qui avait
le plus scandalisé Louis XIV !
Teniers n’eut pas seulement de commun avec Molière, son contemporain, le titre de valet de chambre d’un
prince, il eut aussi cette verve comique qui s’empare irrésistiblement des choses et les livre vivantes au rire
de la postérité. La gaieté n’abandonne jamais ni l’auteur ni ses personnages, mais c’est une gaieté vraie,
intérieure, profonde et communicative. Dans la grande kermesse de Rubens, qui est au Louvre, on s’enivre avec
passion, on s’embrasse avec fureur; dans les kermesses de Teniers, l’on rit, l’on boit et l’on danse avec le
laisser-aller du plus parfait naturel. Il faut dire cependant que la gaieté de ce peintre se complique de raillerie
et de malice. S’il peint un charlatan qui crie son ratafia par les rues, s’il représente un arracheur de dents
qui propose à sa victime de soulager avec du genièvre le mal affreux que lui fait une molaire, arrachée
pourtant sans douleur, il est tout simple que l’expression de son pinceau soit d’une bonhomie caustique; mais
il n’est pas jusqu’à l’héroïsme que Teniers ne prenne par son côté trivial. Voici un tableau qui porte pour titre
Apprêts militaires. Que pense-t-on que Teniers y ait placé? Un cavalier qui selle son cheval? Non, c’est
Wouwermans qui l’eùt compris de la sorte. Un gentilhomme qui saisit son casque? C’eût été l’affaire de
' C’est aussi l’expression dont se sert le savant M. Paillot de Montabert dans son Traité complet de la peinture, 10 vol. in-8,
avec planches. Paris, 1825.