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MÉLANGES D’ARCHÉOLOGIE.
pourvue de fenêtres. Il commande aux charpentiers qui l’ont construite, d’y atteler
sept ou huit griffons : monstres qui déjeunent chaque jour d’un mouton et qui d’un
coup d’aile franchissent d’incroyables distances. Alors le conquérant élève au-dessus
de sa tête sa lance, longue d’une coudée, dont la pointe est garnie de chair. Les
oiseaux, gueule béante , cherchent à l’atteindre , et emportent la machine dans les
plus hautes régions de l’atmosphère. Mais la chaleur qui fait crisper le cuir effraye
le roi. Il songe donc à redescendre sur la terre, dirige sa lance vers le sol, pour
changer Y objectif des griffons ; et vient rassurer ses barons fort inquiets de son sort L
L’Allemagne du moyen âge a voulu avoir aussi son voyageur dans le pays des
griffons (quoique non pas sur un char). Pour elle, c’est un Ernest, grand baron de
l’Empire. Georges d’Eckart2 voudrait bien nous expliquer comment les griffons aqua-
tiques (c’est-à-dire Drakkar ou Greifen, nom d’un esquif) sont devenus de monstrueux
oiseaux, adoptés ensuite par le blason pour Greifswalde, etc. Au fond, le poète germa-
nique n’est pas inventeur ; il avait été précédé depuis longtemps par le Schah
Nameh, etc., qui nous donne l’itinéraire tout pareil du roi Roustrem, et autres. De
même aussi les Grecs du moyen âge avaient répandu (traduit, probablement) quelque
historiette semblable ; et les Oiseaux ou les Nuées d’Aristophane, avec la Vie d’Ésope,
montrent également des hommes (Socrate, Euripide, etc.) qui se font voiturer dans
l’air par des aigles, des coléoptères, ou autres volatiles quelconques , naturels ou
fantastiques 3.
Je suppose que Sydney Smith, ou son père, avait puisé à ces sources indo-persanes
l’idée du Tantale pour son cheval Calamité4. L’animal était tout particulièrement
rétif et capricieux. Afin de l’obliger à courir en avant, l’original de sportsman,
qui prétendait en venir à bout, avait agencé devant la bouche de sa bête vicieuse
une espèce de crible (ou de vannette), dans lequel l’avoine sautillait sans cesse
aux yeux de l’animal volontaire, pour exciter la convoitise du pauvre coursier, lequel
n’arrivait jamais (bien entendu) à mettre les lèvres sur sa provende tant désirée,
tout en poursuivant de plus en plus cette pitance fuyante. L’écurie seule, après la
course bien et dûment exécutée, satisfaisait enfin le calamiteux solipède, ainsi leurré
jusqu’à complément total de sa tâche. Nil sub sole novuml Les excentriques eux-mêmes
sont donc suspects de plagiat, y compris Cyrano de Bergerac visitant la lune.
Do veyan la carne, alla yvan seguir ;
No les reptô, ca la famé mala es de sofrir.
Tanto pudô el rey a las nuves poiar
Que vee montes e valles de iuso so si estar,
Veya todos los rios entrar en alta mar....
Luengo sérié de todo quanto vio contar, etc.
1. Cf. E. Talbot, Essai sur la légende d’Alexandre le
Grand, dans les romans français du xne siècle, p. 160, svv.
Selon d’autres, Alexandre se sent pénétré par le froid
que causait le battement des ailes de son attelage ; et
comme il se met à redescendre, il aperçoit un gros serpent
roulé autour d’un disque. C’est peut-être le sens d’une
espèce de boudin qui, à Bâle, se trouve entortillé sous
l’étui de crosse (p. 165, gravure B).
Un docte espiègle parisien, en novembre 1870, a pré-
tendu que cette ruse d’Alexandre venait d’être réinventée
pour conduire plus sûrement nos aérostats par-dessus les
lignes prussiennes. Faute du griffon, que nous n’avons plus
sous la main, on se rabattait sur l’aigle qui devait être moins
apte à l’enharnachement. Cela montre que je me flattais en
supposant que M. J. Durand et moi étions seuls capables
d’expliquer les sculptures de Bâle, de Fribourg en Brisgau,
du Mans, d’Urcel, etc. Leçon qui prêche la modestie à tous
présents et futurs.
2. Commentant de rebus Frcinciœ orientalis, t. II, p. 515,
sqq.—Martène, Thesaur. nov., t. III, p. 3A3, sqq.—Bartsch.
Herzog Ernest.
3. Cf. Pseudo-Callisthen., libr. II, cap. xli (à la suite
d’Arrien, dans l’édition de Didot, p. 91, sq.).—Von der
Hagen, Abhandlungen der kœniglichen Akademie des Wis-
senschaften zu Berlin, 181àU (IIe P-, P- 293; et p. 28, sv.).
Ajoutez-y même le Belléropbon des Grecs.
!\. Cf. Revue Britannique, août 1857, p. 296, sv. Les tra-
ditions fabuleuses des Orientaux sur Alexandre le Grand
sont dans le Rosenœl de Bammer, Ire P., p. 267.
MÉLANGES D’ARCHÉOLOGIE.
pourvue de fenêtres. Il commande aux charpentiers qui l’ont construite, d’y atteler
sept ou huit griffons : monstres qui déjeunent chaque jour d’un mouton et qui d’un
coup d’aile franchissent d’incroyables distances. Alors le conquérant élève au-dessus
de sa tête sa lance, longue d’une coudée, dont la pointe est garnie de chair. Les
oiseaux, gueule béante , cherchent à l’atteindre , et emportent la machine dans les
plus hautes régions de l’atmosphère. Mais la chaleur qui fait crisper le cuir effraye
le roi. Il songe donc à redescendre sur la terre, dirige sa lance vers le sol, pour
changer Y objectif des griffons ; et vient rassurer ses barons fort inquiets de son sort L
L’Allemagne du moyen âge a voulu avoir aussi son voyageur dans le pays des
griffons (quoique non pas sur un char). Pour elle, c’est un Ernest, grand baron de
l’Empire. Georges d’Eckart2 voudrait bien nous expliquer comment les griffons aqua-
tiques (c’est-à-dire Drakkar ou Greifen, nom d’un esquif) sont devenus de monstrueux
oiseaux, adoptés ensuite par le blason pour Greifswalde, etc. Au fond, le poète germa-
nique n’est pas inventeur ; il avait été précédé depuis longtemps par le Schah
Nameh, etc., qui nous donne l’itinéraire tout pareil du roi Roustrem, et autres. De
même aussi les Grecs du moyen âge avaient répandu (traduit, probablement) quelque
historiette semblable ; et les Oiseaux ou les Nuées d’Aristophane, avec la Vie d’Ésope,
montrent également des hommes (Socrate, Euripide, etc.) qui se font voiturer dans
l’air par des aigles, des coléoptères, ou autres volatiles quelconques , naturels ou
fantastiques 3.
Je suppose que Sydney Smith, ou son père, avait puisé à ces sources indo-persanes
l’idée du Tantale pour son cheval Calamité4. L’animal était tout particulièrement
rétif et capricieux. Afin de l’obliger à courir en avant, l’original de sportsman,
qui prétendait en venir à bout, avait agencé devant la bouche de sa bête vicieuse
une espèce de crible (ou de vannette), dans lequel l’avoine sautillait sans cesse
aux yeux de l’animal volontaire, pour exciter la convoitise du pauvre coursier, lequel
n’arrivait jamais (bien entendu) à mettre les lèvres sur sa provende tant désirée,
tout en poursuivant de plus en plus cette pitance fuyante. L’écurie seule, après la
course bien et dûment exécutée, satisfaisait enfin le calamiteux solipède, ainsi leurré
jusqu’à complément total de sa tâche. Nil sub sole novuml Les excentriques eux-mêmes
sont donc suspects de plagiat, y compris Cyrano de Bergerac visitant la lune.
Do veyan la carne, alla yvan seguir ;
No les reptô, ca la famé mala es de sofrir.
Tanto pudô el rey a las nuves poiar
Que vee montes e valles de iuso so si estar,
Veya todos los rios entrar en alta mar....
Luengo sérié de todo quanto vio contar, etc.
1. Cf. E. Talbot, Essai sur la légende d’Alexandre le
Grand, dans les romans français du xne siècle, p. 160, svv.
Selon d’autres, Alexandre se sent pénétré par le froid
que causait le battement des ailes de son attelage ; et
comme il se met à redescendre, il aperçoit un gros serpent
roulé autour d’un disque. C’est peut-être le sens d’une
espèce de boudin qui, à Bâle, se trouve entortillé sous
l’étui de crosse (p. 165, gravure B).
Un docte espiègle parisien, en novembre 1870, a pré-
tendu que cette ruse d’Alexandre venait d’être réinventée
pour conduire plus sûrement nos aérostats par-dessus les
lignes prussiennes. Faute du griffon, que nous n’avons plus
sous la main, on se rabattait sur l’aigle qui devait être moins
apte à l’enharnachement. Cela montre que je me flattais en
supposant que M. J. Durand et moi étions seuls capables
d’expliquer les sculptures de Bâle, de Fribourg en Brisgau,
du Mans, d’Urcel, etc. Leçon qui prêche la modestie à tous
présents et futurs.
2. Commentant de rebus Frcinciœ orientalis, t. II, p. 515,
sqq.—Martène, Thesaur. nov., t. III, p. 3A3, sqq.—Bartsch.
Herzog Ernest.
3. Cf. Pseudo-Callisthen., libr. II, cap. xli (à la suite
d’Arrien, dans l’édition de Didot, p. 91, sq.).—Von der
Hagen, Abhandlungen der kœniglichen Akademie des Wis-
senschaften zu Berlin, 181àU (IIe P-, P- 293; et p. 28, sv.).
Ajoutez-y même le Belléropbon des Grecs.
!\. Cf. Revue Britannique, août 1857, p. 296, sv. Les tra-
ditions fabuleuses des Orientaux sur Alexandre le Grand
sont dans le Rosenœl de Bammer, Ire P., p. 267.