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dangers d'une telle aventure. Devenu populaire
parce qu'il avait voulu la paix, après avoir été traité
d'agent prussien pource même fait par les journaux
bonapartistes, M. Thiers était élu dans plus de vingt
départements. Son nom signifiait clairvoyance et
patriotisme. On lui tenait compte de ses avertisse-
ments et de ses discours passés. Exempt de respon-
sabilité dans la première comme dans la seconde
partie de la guerre que le pays venait de soutenir,
il était tout désigné pour accepter la tâche de liqui-
der cette lourde situation, et son nom était alors le
seul qui eût une véritable influence sur les chan-
celleries étrangères et même sur l'ennemi avec le-
quel il fallait traiter. Les électeurs, avec l'instinctif
bon sens des gens intéressés, le comprirent, et
.non-seulementParis, mais plus d'un million d'élec-
teurs provinciaux envoyèrent M. Thiers à l'Assem-
blée.
L'Assemblée nationale devait se réunir à Bor-
deaux, devenu, pour un moment, la capitale de la
France. Quel spectacle attendait, là-bas, les assié-
gés de Paris !
Bordeaux était en fête. Bordeaux, la ville co-
quette, semblait mieux attifée encore et plus pro-
vocante. Quel tableau et quels étonnements ! Ima-
ginez une ville américaine, une cité de Californie,
-quelque chose d'exotique à la fois et de parisien,
le boulevard des Italiens à San-Francisco. Tout s'y
coudoyait et s'y rencontrait. C'était un amalgame
de gloires diverses. Des costumes hybrides, des
uniformes étincelants, des képis effroyablement
galonnés, une cohue de généraux et de colonels.
Les simples capitaines foisonnaient. Tout cela sé-
millant, doré sur toutes les coutures, paradant,
brossé, lustré, ciré, pimpant, bien cravaté, bien
chaussé, bien peigné, charmant et stupéfiant. D'où
sortaient tous ces uniformes, ces casques de fan-
taisie, ces chapeaux à plumes de héron, ces vestes
de flanelle, ces ceintures rouges, vertes, bleues,
ces décorations, ces constellations, ces soleils am-
bulants ?
On retrouvait, parmi les fuyards de Paris, des
gens qui insultaient Paris après avoir, durant le
siège, loin de tout danger, bien vécu. On les re-
trouvait tous à Bordeaux, accablés des malheurs de
la patrie, et répétant que Paris n'aurait pas fini
comme il a fini s'ils avaient été là !
Pauvre pays! chère patrie, ainsi livrée aux char-
latans de toutes sortes, à ce que nos aïeux nom-
maient le paroistre, et à ce que nous appelons la
surface et la parade !
On avait fait du Grand-Théâtre l'Assemblée. Le
mot théâtre était effacé du fronton du monument.
On avait jeté un plancher sur la scène. La tribune,
haute, majestueuse mais en bois blanc, occupait la
place du souffleur. Une toile de fond coupait la
scène et faisait décor. L'orchestre, les fauteuils, le
parterre appartenaient aux députés. On les lor-
gnait du haut des loges. Les couloirs servaient de
salle des Pas-Perdus, et les bureaux se réunissaient
au foyer.
Etc'étaitlà pourtant, dans cette ville où l'homme
qui venait durant vingt ans de jouer la France,
avait solennellement prononcé l'historique parole :
« L'empire c'est la paix; » c'est dans ce même lieu
que la destinée a voulu que l'empire, qui avait été la
guerre, nous imposât le plus douloureux et le plus
affreux des sacrifices, la pertq de deux provinces
françaises et la nécessité de les livrer pour sauver
le pays entier.
Si bien que le destin peut répondre comme un
écho railleur, à vingt ans de distance : L'empire
c'est la paix, mais la paix qui est inutile et qui
| ruine, qui vend Strasbourg pour racheter Bourges,
Metz pour sauver le Havre ; l'empire c'est la paix
la plus triste qui ait été imposée au pays de
France; l'empire c'est la paix de Bordeaux.
Le 13 février, l'Assemblée se réunit pour la pre-
mière fois et, dès cette séance préparatoire, elle
laissa percer l'esprit qui devait l'animer jusqu'à la
! fin. Tandis que les députés de Paris arrivaient,
pleins encore de la fièvre du siège, la majorité
! se présentait animée contre la grande ville et
contre les idées qu'elle représentait, d'un sentiment
d'hostilité étroite et de rancune vraiment injuste.
Nous montrerons mieux encore ce que nous ne fai-
sons qu'indiquer ici lorsque, dans le Livre Trois de
: cet ouvrage, nous aurons à faire connaître les
causes de la révolution du 18 mars.
Contentons-nous de souligner cet esprit qui ne
fera que s'accroître dans les jours qui vont suivre
et qui se manifesta, dès la première séance, lorsque
Garibaldi se montra dans l'Assemblée. La séance
s'était ouverte, à deux heures, sous la présidence
de M. Benoist-d'Azy, doyen d'âge. Le président
donnait lecture d'une lettre de Garibaldi qui décla-
rait renoncer au mandat de député dont l'avaient
honoré plusieurs départements, puis M. Jules Favre
montait à la tribune pour déposer les pouvoirs du
gouvernement de la défense nationale entre les
mains des représentants du pays. En même temps,
chacun des ministres déposait également sa démis-
sion. Pendant cette séance, Garibaldi, qui, par me-
sure de santé (les députés l'ignoraient sans nul
doute) reste toujours couvert, avait gardé son cha-
peau de feutre et quelques mots avaient été pro-
noncés en sourdine : A bas le chapeau! lorsque, à la
fin de la séance, après s'être entendu traiter tout à
l'heure de partisan delà guerre parce que la guerre
lui rapportait, après s'être vu accuser de ne s'être
jamais battu, le général demanda la parole : ce fut
alors, sur les bancs de la majorité, un indescrip-
tible désordre, un bruit assourdissant, une sorte de
duel d'injures que domina un moment la voix per-
dangers d'une telle aventure. Devenu populaire
parce qu'il avait voulu la paix, après avoir été traité
d'agent prussien pource même fait par les journaux
bonapartistes, M. Thiers était élu dans plus de vingt
départements. Son nom signifiait clairvoyance et
patriotisme. On lui tenait compte de ses avertisse-
ments et de ses discours passés. Exempt de respon-
sabilité dans la première comme dans la seconde
partie de la guerre que le pays venait de soutenir,
il était tout désigné pour accepter la tâche de liqui-
der cette lourde situation, et son nom était alors le
seul qui eût une véritable influence sur les chan-
celleries étrangères et même sur l'ennemi avec le-
quel il fallait traiter. Les électeurs, avec l'instinctif
bon sens des gens intéressés, le comprirent, et
.non-seulementParis, mais plus d'un million d'élec-
teurs provinciaux envoyèrent M. Thiers à l'Assem-
blée.
L'Assemblée nationale devait se réunir à Bor-
deaux, devenu, pour un moment, la capitale de la
France. Quel spectacle attendait, là-bas, les assié-
gés de Paris !
Bordeaux était en fête. Bordeaux, la ville co-
quette, semblait mieux attifée encore et plus pro-
vocante. Quel tableau et quels étonnements ! Ima-
ginez une ville américaine, une cité de Californie,
-quelque chose d'exotique à la fois et de parisien,
le boulevard des Italiens à San-Francisco. Tout s'y
coudoyait et s'y rencontrait. C'était un amalgame
de gloires diverses. Des costumes hybrides, des
uniformes étincelants, des képis effroyablement
galonnés, une cohue de généraux et de colonels.
Les simples capitaines foisonnaient. Tout cela sé-
millant, doré sur toutes les coutures, paradant,
brossé, lustré, ciré, pimpant, bien cravaté, bien
chaussé, bien peigné, charmant et stupéfiant. D'où
sortaient tous ces uniformes, ces casques de fan-
taisie, ces chapeaux à plumes de héron, ces vestes
de flanelle, ces ceintures rouges, vertes, bleues,
ces décorations, ces constellations, ces soleils am-
bulants ?
On retrouvait, parmi les fuyards de Paris, des
gens qui insultaient Paris après avoir, durant le
siège, loin de tout danger, bien vécu. On les re-
trouvait tous à Bordeaux, accablés des malheurs de
la patrie, et répétant que Paris n'aurait pas fini
comme il a fini s'ils avaient été là !
Pauvre pays! chère patrie, ainsi livrée aux char-
latans de toutes sortes, à ce que nos aïeux nom-
maient le paroistre, et à ce que nous appelons la
surface et la parade !
On avait fait du Grand-Théâtre l'Assemblée. Le
mot théâtre était effacé du fronton du monument.
On avait jeté un plancher sur la scène. La tribune,
haute, majestueuse mais en bois blanc, occupait la
place du souffleur. Une toile de fond coupait la
scène et faisait décor. L'orchestre, les fauteuils, le
parterre appartenaient aux députés. On les lor-
gnait du haut des loges. Les couloirs servaient de
salle des Pas-Perdus, et les bureaux se réunissaient
au foyer.
Etc'étaitlà pourtant, dans cette ville où l'homme
qui venait durant vingt ans de jouer la France,
avait solennellement prononcé l'historique parole :
« L'empire c'est la paix; » c'est dans ce même lieu
que la destinée a voulu que l'empire, qui avait été la
guerre, nous imposât le plus douloureux et le plus
affreux des sacrifices, la pertq de deux provinces
françaises et la nécessité de les livrer pour sauver
le pays entier.
Si bien que le destin peut répondre comme un
écho railleur, à vingt ans de distance : L'empire
c'est la paix, mais la paix qui est inutile et qui
| ruine, qui vend Strasbourg pour racheter Bourges,
Metz pour sauver le Havre ; l'empire c'est la paix
la plus triste qui ait été imposée au pays de
France; l'empire c'est la paix de Bordeaux.
Le 13 février, l'Assemblée se réunit pour la pre-
mière fois et, dès cette séance préparatoire, elle
laissa percer l'esprit qui devait l'animer jusqu'à la
! fin. Tandis que les députés de Paris arrivaient,
pleins encore de la fièvre du siège, la majorité
! se présentait animée contre la grande ville et
contre les idées qu'elle représentait, d'un sentiment
d'hostilité étroite et de rancune vraiment injuste.
Nous montrerons mieux encore ce que nous ne fai-
sons qu'indiquer ici lorsque, dans le Livre Trois de
: cet ouvrage, nous aurons à faire connaître les
causes de la révolution du 18 mars.
Contentons-nous de souligner cet esprit qui ne
fera que s'accroître dans les jours qui vont suivre
et qui se manifesta, dès la première séance, lorsque
Garibaldi se montra dans l'Assemblée. La séance
s'était ouverte, à deux heures, sous la présidence
de M. Benoist-d'Azy, doyen d'âge. Le président
donnait lecture d'une lettre de Garibaldi qui décla-
rait renoncer au mandat de député dont l'avaient
honoré plusieurs départements, puis M. Jules Favre
montait à la tribune pour déposer les pouvoirs du
gouvernement de la défense nationale entre les
mains des représentants du pays. En même temps,
chacun des ministres déposait également sa démis-
sion. Pendant cette séance, Garibaldi, qui, par me-
sure de santé (les députés l'ignoraient sans nul
doute) reste toujours couvert, avait gardé son cha-
peau de feutre et quelques mots avaient été pro-
noncés en sourdine : A bas le chapeau! lorsque, à la
fin de la séance, après s'être entendu traiter tout à
l'heure de partisan delà guerre parce que la guerre
lui rapportait, après s'être vu accuser de ne s'être
jamais battu, le général demanda la parole : ce fut
alors, sur les bancs de la majorité, un indescrip-
tible désordre, un bruit assourdissant, une sorte de
duel d'injures que domina un moment la voix per-