au sommet d'elle-même, en pleine paix intérieure, avec un peuple
heureux sous le gouvernement de fer de sa noblesse marchande qui
lui laissait, hors des questions politiques, toutes les libertés, gorgée
des richesses que son terrible protectionnisme accumulait en elle au
risque de l'étouffer, Venise vit s'accomplir la fusion des courants
d'idées que ses négociants et ses marins lui apportaient en tumulte
dans le sillage des bateaux. Le monde musulman et le monde chrétien,
les deux forces ennemies qui se disputaient la Méditerranée depuis
trois siècles, parvinrent à réaliser, sur le seul terrain où ils se rencon-
traient sans se combattre, une sorte d'accord étrange, féerique et
spontané où la forme mauresque et la forme gothique s'harmonisèrent
sans effort. Comme partout, l'essor architectural précéda l'essor plas-
tique et littéraire. Il coïncida comme partout avec le grand moment
de l'énergie collective du peuple construisant d'abord les demeures
que meublera l'énergie des individus libérés.
Mais, pas plus qu'ailleurs en Italie, le temple ne répond au désir
de la cité. Ici, ce sont les palais des marchands qui le traduisent. La
richesse n'écrasait pas l'expression de l'enthousiasme populaire, parce
qu'elle ne pouvait se maintenir et s'accroître qu'à la condition de
dresser en face de la brutalité des peuples une énergie physique et
morale infatigable, parce que tous les organismes inférieurs de la
cité isolée et unique qui était son moyen d'action vivaient de l'effort
incessant qui la réalisait, parce qu'elle coïncida avec le réveil et l'élan
de la passion italienne. Depuis la mort du monde antique et après
la cathédrale, la plus puissante symphonie de pierre est là. Elle déroule,
le long du grand canal ou au bord des rios solitaires où les lanternes,
le soir, versent dans l'eau nocturne d'étroites flaques de sang, les façades
rouge et or et vert-de-gris dont les fresques sont rongées par le sel
et qui étagent au-dessus des perrons moisis leurs rangs de colonnettes
jaillies des balcons ajourés, pour rejoindre, au sommet des fenêtres
ogivales, les trèfles et les broderies de leurs floraisons supérieures.
En ces moments de vitalité formidable où l'unité habite l'homme,
dicte ses gestes, fait mûrir ses pensées, entre cette eau et ce ciel con-
fondus, au milieu de ce monde enfiévré où les langues, les religions,
les mœurs, les habits, les sangs se mêlent, tout est permis. Au lieu
de suspendre dans l'espace la dentelle des colonnades, le vieux Gio-
vanni Buon la fera sortir du pavé et saura, sans l'écraser, poser sur
elle un énorme cube de pierre rose à peine ouvert et hérissé d'épines.
Le paradoxe architectural est emporté dans le mouvement triomphal
de la vie et de la conquête. Les palais fantastiques sortent de l'eau
ténébreuse comme d'une nuit orientale où les conteurs, sur les ter-
rasses, montrent sous la clarté lunaire l'entassement confus des bulbes
T. III.
8i —
9
heureux sous le gouvernement de fer de sa noblesse marchande qui
lui laissait, hors des questions politiques, toutes les libertés, gorgée
des richesses que son terrible protectionnisme accumulait en elle au
risque de l'étouffer, Venise vit s'accomplir la fusion des courants
d'idées que ses négociants et ses marins lui apportaient en tumulte
dans le sillage des bateaux. Le monde musulman et le monde chrétien,
les deux forces ennemies qui se disputaient la Méditerranée depuis
trois siècles, parvinrent à réaliser, sur le seul terrain où ils se rencon-
traient sans se combattre, une sorte d'accord étrange, féerique et
spontané où la forme mauresque et la forme gothique s'harmonisèrent
sans effort. Comme partout, l'essor architectural précéda l'essor plas-
tique et littéraire. Il coïncida comme partout avec le grand moment
de l'énergie collective du peuple construisant d'abord les demeures
que meublera l'énergie des individus libérés.
Mais, pas plus qu'ailleurs en Italie, le temple ne répond au désir
de la cité. Ici, ce sont les palais des marchands qui le traduisent. La
richesse n'écrasait pas l'expression de l'enthousiasme populaire, parce
qu'elle ne pouvait se maintenir et s'accroître qu'à la condition de
dresser en face de la brutalité des peuples une énergie physique et
morale infatigable, parce que tous les organismes inférieurs de la
cité isolée et unique qui était son moyen d'action vivaient de l'effort
incessant qui la réalisait, parce qu'elle coïncida avec le réveil et l'élan
de la passion italienne. Depuis la mort du monde antique et après
la cathédrale, la plus puissante symphonie de pierre est là. Elle déroule,
le long du grand canal ou au bord des rios solitaires où les lanternes,
le soir, versent dans l'eau nocturne d'étroites flaques de sang, les façades
rouge et or et vert-de-gris dont les fresques sont rongées par le sel
et qui étagent au-dessus des perrons moisis leurs rangs de colonnettes
jaillies des balcons ajourés, pour rejoindre, au sommet des fenêtres
ogivales, les trèfles et les broderies de leurs floraisons supérieures.
En ces moments de vitalité formidable où l'unité habite l'homme,
dicte ses gestes, fait mûrir ses pensées, entre cette eau et ce ciel con-
fondus, au milieu de ce monde enfiévré où les langues, les religions,
les mœurs, les habits, les sangs se mêlent, tout est permis. Au lieu
de suspendre dans l'espace la dentelle des colonnades, le vieux Gio-
vanni Buon la fera sortir du pavé et saura, sans l'écraser, poser sur
elle un énorme cube de pierre rose à peine ouvert et hérissé d'épines.
Le paradoxe architectural est emporté dans le mouvement triomphal
de la vie et de la conquête. Les palais fantastiques sortent de l'eau
ténébreuse comme d'une nuit orientale où les conteurs, sur les ter-
rasses, montrent sous la clarté lunaire l'entassement confus des bulbes
T. III.
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