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Faure, Élie
Histoire de l'art ([Band 3]): L'art renaissant — Paris: Librarie Plon, 1948

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https://doi.org/10.11588/diglit.71102#0157
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cet argent froid que Moretto, le peintre de Brescia — et le maître de
Moroni, le portraitiste attentif des figures populaires, des ouvriers
au travail, des marchands, des savants — apercevait dans les airs,
sur les glaciers des Alpes et les nuages blancs qui passent au-dessus
des lacs. Mais jamais, sans Venise, il ne l'eût réchauffé de rayons
solaires irisés de vapeur d'eau, jamais il ne l'eût fait pénétrer jusque
dans la matière des robes, jusque dans la peau, jusque dans les che-
veux des femmes, jusque dans le volume des eaux et le tissu des
marbres, jamais il ne l'eût ainsi constamment mélangé, comme pour
leur donner une transparence aérienne, aux torrents de couleurs qui
inondaient ses toiles, y ruisselaient en nappes miroitantes, tombaient
en cataractes pour rebondir et s'éparpiller en une poussière d'har-
monies que la lumière traversait.
Le geste, juste et vivant, d'ailleurs, est une expression décorative.
Il traduit les mouvements de la surface de l'esprit, tels qu'on en a
dans une fête où l'homme ne livre de lui que ce qui peut accroître
sa valeur mondaine aux yeux des autres. Ce qui ne veut certes pas
dire que Véronèse soit un peintre mondain. Van Dyck n'est pas encore
venu créer le peintre mondain, celui qui se chargera d'abord de dévoyer,
et puis de déshonorer la peinture. Le peintre mondain est l'esclave
du « monde » et Véronèse soumet « le monde » à la souveraineté d'un
génie qui joue entre les bornes à peu près inévaluables de son propre
caprice et de son propre jugement. Le luxe est un objet pour lui, au
même titre que les arbres, les fleurs, les fruits, la mer, le ciel, la femme
nue. Un objet dont la splendeur, la tonalité, la puissance sont en lui-
même, Véronèse, qui l'aime pour les spectacles prodigieux qu'il y
ramasse à pleins regards, comme la moisson brusque et miraculeuse
de trois siècles d'aventure, de gloire et d'effort. Il est le poète du luxe,
le plus grand poète du luxe, le seul grand poète du luxe qui ait sans
doute existé. Du moins n'en vois-je point un autre, et celui-là me
suffît.
Des gens graves, je le sais bien, l'ont déclaré « superficiel ». A
leur aise. Mais je souhaiterais qu'ils commencent, d'abord, par
pénétrer jusqu'au centre complexe et secret de sa force. Il est vrai
qu'on ne trouve pas, en ceux qui passent devant lui, un seul senti-
ment profond qui répande en une inclinaison de tête, un regard, une
main qu'on tend ou qu'on retire, un enlacement, un départ, tout ce
que nous avons en nous de permanent, tout ce qui fait que nous
sommes forts et que nous sommes faibles, tout ce que nous cachons
avec une pudeur quelquefois désolante et quelquefois sublime quand
nous nous savons surveillés. On regarde des seigneurs qui passent,
on se penche aux balcons pour voir défiler les gondoles traînant dans

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