LA SCULPTURE AVANT PHIDIAS.
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mières civilisations ces modèles et ces conquêtes. Nous imitons les fils des
parvenus qui jouissent avec tant d'indolence du fruit de tant de labeur.
Mais, dans les sociétés antiques, quand il fallait tout découvrir et tout
créer, quand la philosophie, la littérature, l'art, étaient encore ignorés,
quel était l'isolement des plus grands esprits! Quelle était leur faiblesse,
sans appui et sans guides! Déjà plusieurs civilisations avaient failli; elles
s'étaient engagées dans des voies fausses; leurs efforts, parfois gigan-
tesques, n'avaient point atteint le but, ou des bouleversements terribles
de l'ancien monde les avaient emportées pendant leur marche, car, si le
génie humain date de la Grèce, l'humanité date de plus loin. L'es Grecs, à
leur tour, s'élevant sur ces ruines et profitant des éléments incomplets
que leur transmettaient les civilisations orientales, ont pris le flambeau
et cherché leur route, route difficile, lentement trouvée, puisque l'art
véritable n'a eu qu'un long et mystérieux enfantement. Pendant des siè-
cles, l'art s'est traîné terre à terre: la poésie resplendissait déjà dans sa
plus belle fleur, qu'il existait à peine. En effet, la poésie n'est qu'un jet
de la pensée, qui trouve une langue toute faite pour s'exprimer. L'art, au
contraire, doit lutter avec la matière, la dompter, et cette lutte suppose
souvent des siècles.
La sculpture fut donc humble à ses débuts, embarrassée, craintive,
n'osant se détacher du certain pour tenter l'inconnu, ne faisant point un
pas en avant sans regarder en arrière, formant, à mesure qu'elle avan-
çait, une chaîne indestructible : cette chaîne, c'est la tradition, non pas
la tradilion étroite des peuples routiniers, cercle vicieux dans lequel les
Chinois tourneront jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent épuisés; non pas la tradi-
tion stérile des pays asservis aux castes sacerdotales où l'art est enfermé
dans des signes hiéroglyphiques et des formes écrites, mais la vraie, la
seule tradition, qui est toute intelligence et toute liberté, et qui dans le
respect du passé sent la force de l'avenir. La sculpture grecque avançait
lentement parce qu'elle ne cherchait pas la nouveauté; elle cherchait le
progrès. Faire comme le maître, un peu mieux s'il est possible, mais sur-
tout faire comme lui; s'assurer par des épreuves répétées, demeurer en
place plutôt que de s'égarer, se modifier par nuances, sans secousses,
voilà ce que se proposait chaque école, et longtemps les élèves furent
plutôt des artisans que des artistes; car il faut tenir le compte le plus
sérieux des conditions matérielles et des difficultés pratiques. C'est donc
l'art qu'il faut accuser, et non pas la religion, si le développement de l'art
a été entouré de tant de précautions, s'il est resté longtemps semblable
à lui-même; ou plutôt, loin de l'accuser, il faut voir, dans cette édu-
cation sûre, la source de sa grandeur et de ses admirables principes.
XIV. *
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mières civilisations ces modèles et ces conquêtes. Nous imitons les fils des
parvenus qui jouissent avec tant d'indolence du fruit de tant de labeur.
Mais, dans les sociétés antiques, quand il fallait tout découvrir et tout
créer, quand la philosophie, la littérature, l'art, étaient encore ignorés,
quel était l'isolement des plus grands esprits! Quelle était leur faiblesse,
sans appui et sans guides! Déjà plusieurs civilisations avaient failli; elles
s'étaient engagées dans des voies fausses; leurs efforts, parfois gigan-
tesques, n'avaient point atteint le but, ou des bouleversements terribles
de l'ancien monde les avaient emportées pendant leur marche, car, si le
génie humain date de la Grèce, l'humanité date de plus loin. L'es Grecs, à
leur tour, s'élevant sur ces ruines et profitant des éléments incomplets
que leur transmettaient les civilisations orientales, ont pris le flambeau
et cherché leur route, route difficile, lentement trouvée, puisque l'art
véritable n'a eu qu'un long et mystérieux enfantement. Pendant des siè-
cles, l'art s'est traîné terre à terre: la poésie resplendissait déjà dans sa
plus belle fleur, qu'il existait à peine. En effet, la poésie n'est qu'un jet
de la pensée, qui trouve une langue toute faite pour s'exprimer. L'art, au
contraire, doit lutter avec la matière, la dompter, et cette lutte suppose
souvent des siècles.
La sculpture fut donc humble à ses débuts, embarrassée, craintive,
n'osant se détacher du certain pour tenter l'inconnu, ne faisant point un
pas en avant sans regarder en arrière, formant, à mesure qu'elle avan-
çait, une chaîne indestructible : cette chaîne, c'est la tradition, non pas
la tradilion étroite des peuples routiniers, cercle vicieux dans lequel les
Chinois tourneront jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent épuisés; non pas la tradi-
tion stérile des pays asservis aux castes sacerdotales où l'art est enfermé
dans des signes hiéroglyphiques et des formes écrites, mais la vraie, la
seule tradition, qui est toute intelligence et toute liberté, et qui dans le
respect du passé sent la force de l'avenir. La sculpture grecque avançait
lentement parce qu'elle ne cherchait pas la nouveauté; elle cherchait le
progrès. Faire comme le maître, un peu mieux s'il est possible, mais sur-
tout faire comme lui; s'assurer par des épreuves répétées, demeurer en
place plutôt que de s'égarer, se modifier par nuances, sans secousses,
voilà ce que se proposait chaque école, et longtemps les élèves furent
plutôt des artisans que des artistes; car il faut tenir le compte le plus
sérieux des conditions matérielles et des difficultés pratiques. C'est donc
l'art qu'il faut accuser, et non pas la religion, si le développement de l'art
a été entouré de tant de précautions, s'il est resté longtemps semblable
à lui-même; ou plutôt, loin de l'accuser, il faut voir, dans cette édu-
cation sûre, la source de sa grandeur et de ses admirables principes.
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