JOSEPH-MARIE VI EN.
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si peu d’argent; ils accablèrent le peintre de félicitations. Il y en avait
un qui ne pouvait se lasser de le regarder et qui lui dit à plusieurs re-
prises : « Monsieur, vous êtes bien jeune. — Mon père, répondit-il avec
cet esprit de repartie qu’on lui retrouvera plusieurs fois dans le cours de
ce récit, ce n’est pas la barbe qui fait le tableau. »
Du reste, on.pouvait bien se montrer aimable : des six cents francs
qu’on lui paya il ne lui en restait pas trente-six; le reste s’en était allé
en frais de modèles et autres ; mais il avait beaucoup acquis.
C’est ce travail qui l’amena à peindre une de ses toiles les mieux
réussies et les plus célèbres.
Il avait beaucoup cherché dans Rome des têtes pouvant lui servir de
modèles pour ses divers personnages. Un jour, en se promenant hors les
portes, il avait rencontré un ermite qui lui convenait parfaitement :
celui-ci avait consenti à le suivre et à se tenir pendant quelque temps à
sa disposition. Comme il aimait beaucoup la musique, un pensionnaire
lui avait fait présent d’un violon dont il raclait après le déjeuner et dans
les moments de repos que le peintre lui laissait1. Un jour, pendant qu’il
écorchait ses airs, Vieil se mit à peindre un pied d’après lui ; au bout de
quelque temps, Vien n’entendant plus le violon, lève les yeux et voit
le modèle endormi, son violon et sa main reposant sur son genou. « Je
quitte à l’instant ma palette; je prends du papier et un crayon et je fais
un dessin de toute cette figure qui était vraiment pittoresque. A son
réveil, je lui montrai mon dessin : Ah ! s’écria-t-il, que cela ferait un
beau tableau ! —Eh bien, lui dis-je, nous voici à l’époque du carnaval;
il n’aura pas lieu, parce que l’année prochaine est l’année sainte (1751) ;
si vous voulez, notre divertissement sera de faire ce tableau. » En huit
jours Y Ermite endormi était terminé.
Nous apprécierons plus loin cette page qui, au point de vue de l’his-
toire de l’art, est un grand événement, qui va plus loin dans la réforme
que David ou Vien lui-même n’ont jamais été, qui dépasse tout ce qu’ils
conçurent et voulurent; nous nous bornerons donc à dire ici que cette
peinture, simple, sincère, libre, habile en même temps et d’un bon effet,
est à nos yeux l’un des meilleurs tableaux de Vien. Du moins il nous pa-
raît bien supérieur à presque tout ce que nous avons vu de lui.
De Troy lui en témoigna vivement sa satisfaction — et cela était
Un ermite qui se consacre ainsi, même pour un temps, au violon et à la pein-
ture, ne doit pas être d’une religion exagérée : il est donc probable que Vien n’a eu
affaire en cette circonstance qu’à quelque vagabond affublé du nom et du costume
d’ermite. Cependant nous n’avons pas voulu reproduire le roman de Chaussard, qui
en fait un assassin ; c’est, nous avons lieu de le croire, une pure fantaisie.
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si peu d’argent; ils accablèrent le peintre de félicitations. Il y en avait
un qui ne pouvait se lasser de le regarder et qui lui dit à plusieurs re-
prises : « Monsieur, vous êtes bien jeune. — Mon père, répondit-il avec
cet esprit de repartie qu’on lui retrouvera plusieurs fois dans le cours de
ce récit, ce n’est pas la barbe qui fait le tableau. »
Du reste, on.pouvait bien se montrer aimable : des six cents francs
qu’on lui paya il ne lui en restait pas trente-six; le reste s’en était allé
en frais de modèles et autres ; mais il avait beaucoup acquis.
C’est ce travail qui l’amena à peindre une de ses toiles les mieux
réussies et les plus célèbres.
Il avait beaucoup cherché dans Rome des têtes pouvant lui servir de
modèles pour ses divers personnages. Un jour, en se promenant hors les
portes, il avait rencontré un ermite qui lui convenait parfaitement :
celui-ci avait consenti à le suivre et à se tenir pendant quelque temps à
sa disposition. Comme il aimait beaucoup la musique, un pensionnaire
lui avait fait présent d’un violon dont il raclait après le déjeuner et dans
les moments de repos que le peintre lui laissait1. Un jour, pendant qu’il
écorchait ses airs, Vieil se mit à peindre un pied d’après lui ; au bout de
quelque temps, Vien n’entendant plus le violon, lève les yeux et voit
le modèle endormi, son violon et sa main reposant sur son genou. « Je
quitte à l’instant ma palette; je prends du papier et un crayon et je fais
un dessin de toute cette figure qui était vraiment pittoresque. A son
réveil, je lui montrai mon dessin : Ah ! s’écria-t-il, que cela ferait un
beau tableau ! —Eh bien, lui dis-je, nous voici à l’époque du carnaval;
il n’aura pas lieu, parce que l’année prochaine est l’année sainte (1751) ;
si vous voulez, notre divertissement sera de faire ce tableau. » En huit
jours Y Ermite endormi était terminé.
Nous apprécierons plus loin cette page qui, au point de vue de l’his-
toire de l’art, est un grand événement, qui va plus loin dans la réforme
que David ou Vien lui-même n’ont jamais été, qui dépasse tout ce qu’ils
conçurent et voulurent; nous nous bornerons donc à dire ici que cette
peinture, simple, sincère, libre, habile en même temps et d’un bon effet,
est à nos yeux l’un des meilleurs tableaux de Vien. Du moins il nous pa-
raît bien supérieur à presque tout ce que nous avons vu de lui.
De Troy lui en témoigna vivement sa satisfaction — et cela était
Un ermite qui se consacre ainsi, même pour un temps, au violon et à la pein-
ture, ne doit pas être d’une religion exagérée : il est donc probable que Vien n’a eu
affaire en cette circonstance qu’à quelque vagabond affublé du nom et du costume
d’ermite. Cependant nous n’avons pas voulu reproduire le roman de Chaussard, qui
en fait un assassin ; c’est, nous avons lieu de le croire, une pure fantaisie.