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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
la Médée de Delacroix, de la grande Médée du Salon de 1838, où elle
attira- tous les regards. Le ministère l’acquit pour une somme qui nous
paraîtrait aujourd’hui dérisoire et en fit présent au musée de Lille, dont
elle est devenue le plus célèbre ornement.
La critique d’alors fut entraînée malgré elle; on fit bien quelques
réserves, assez justes d’ailleurs, sur le dessin du bras droit et sur celui
des enfants; mais le mot de chef-d’œuvre était dans toutes les bouches,
et, devant cette création éblouissante, les hiboux du journalisme durent
fermer les yeux. Chose étonnante, Théophile Gautier, qui en rendit un
compte assez succinct dans la Presse du 21 mars 1838, n’a pas trouvé les
accents qu’on pouvait attendre de sa verve passionnée et romantique ;
Frédéric de Mercey, plus réservé de sa nature et plus classique, en fai-
sait, au contraire, dans la Revue des Peux Mondes, une analyse appro-
fondie, où la portée intellectuelle de l’œuvre est remarquablement sentie.
Bien que la Médée n’ait plus quitté Lille depuis son entrée au musée,
pas même lors de la grande exposition posthume du boulevard des Italiens,
tout le monde en connaît la composition par la lithographie de Lassalle
ou par les répétitions réduites que le maître exécuta à différentes époques.
Certainement Delacroix a laissé des œuvres plus complètes, plus magis-
trales, plus entraînantes même, plus belles peut-être : le Massacre de
Scio, par exemple, XEntrée des Croisés à Constantinople, ou le plafond
du Louvre; il n’en a pas fait de plus humaine et de plus profonde. Nulle
part il ne s’est élevé plus haut dans l’expression du drame et de la passion.
Aucune reproduction peinte ou gravée, aucune description, si colorée
quelle soit, ne peut donner idée à ceux qui n’ont pas vu le tableau lui-
même, — œuvre magique qui devrait être accrochée dans une salle
à part, ou tout au moins isolée sur un fond de velours rouge, — de quelle
incomparable façon Delacroix a su rajeunir et fixer dans un éclair fulgu-
rant, dans la synthèse d’un geste, d’une attitude, d’un regard, cette
longue et sauvage histoire des temps héroïques ; avec quelle pénétration,
en quelque sorte divinatoire, il a su s’imprégner de la poésie antique. Il
importe peu que la Médée n’ait pas emprunté les formes de la Vénus de
Milo, que le vêtement, les accessoires, ne soient pas rigoureusement dans
la vérité archéologique : la Médée est antique, par la seule raison qu’elle
est vraie, qu’elle est femme et qu’elle est passionnée. Il importe peu que
le paysage n’ait pas le calme d’une fresque pompéienne, puisqu’il vibre
à l'unisson du drame et qu’il le complète.
De tous les tableaux de Delacroix, la Médée est peut-être celui qui est
appelé à devenir le plus populaire, parce que le dessin de la figure est encore
soutenu et cherché, comme dans ses premiers travaux, le mouvement réel
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
la Médée de Delacroix, de la grande Médée du Salon de 1838, où elle
attira- tous les regards. Le ministère l’acquit pour une somme qui nous
paraîtrait aujourd’hui dérisoire et en fit présent au musée de Lille, dont
elle est devenue le plus célèbre ornement.
La critique d’alors fut entraînée malgré elle; on fit bien quelques
réserves, assez justes d’ailleurs, sur le dessin du bras droit et sur celui
des enfants; mais le mot de chef-d’œuvre était dans toutes les bouches,
et, devant cette création éblouissante, les hiboux du journalisme durent
fermer les yeux. Chose étonnante, Théophile Gautier, qui en rendit un
compte assez succinct dans la Presse du 21 mars 1838, n’a pas trouvé les
accents qu’on pouvait attendre de sa verve passionnée et romantique ;
Frédéric de Mercey, plus réservé de sa nature et plus classique, en fai-
sait, au contraire, dans la Revue des Peux Mondes, une analyse appro-
fondie, où la portée intellectuelle de l’œuvre est remarquablement sentie.
Bien que la Médée n’ait plus quitté Lille depuis son entrée au musée,
pas même lors de la grande exposition posthume du boulevard des Italiens,
tout le monde en connaît la composition par la lithographie de Lassalle
ou par les répétitions réduites que le maître exécuta à différentes époques.
Certainement Delacroix a laissé des œuvres plus complètes, plus magis-
trales, plus entraînantes même, plus belles peut-être : le Massacre de
Scio, par exemple, XEntrée des Croisés à Constantinople, ou le plafond
du Louvre; il n’en a pas fait de plus humaine et de plus profonde. Nulle
part il ne s’est élevé plus haut dans l’expression du drame et de la passion.
Aucune reproduction peinte ou gravée, aucune description, si colorée
quelle soit, ne peut donner idée à ceux qui n’ont pas vu le tableau lui-
même, — œuvre magique qui devrait être accrochée dans une salle
à part, ou tout au moins isolée sur un fond de velours rouge, — de quelle
incomparable façon Delacroix a su rajeunir et fixer dans un éclair fulgu-
rant, dans la synthèse d’un geste, d’une attitude, d’un regard, cette
longue et sauvage histoire des temps héroïques ; avec quelle pénétration,
en quelque sorte divinatoire, il a su s’imprégner de la poésie antique. Il
importe peu que la Médée n’ait pas emprunté les formes de la Vénus de
Milo, que le vêtement, les accessoires, ne soient pas rigoureusement dans
la vérité archéologique : la Médée est antique, par la seule raison qu’elle
est vraie, qu’elle est femme et qu’elle est passionnée. Il importe peu que
le paysage n’ait pas le calme d’une fresque pompéienne, puisqu’il vibre
à l'unisson du drame et qu’il le complète.
De tous les tableaux de Delacroix, la Médée est peut-être celui qui est
appelé à devenir le plus populaire, parce que le dessin de la figure est encore
soutenu et cherché, comme dans ses premiers travaux, le mouvement réel