EXPOSITION DES OEUVRES DE BAS TIEN - L E PA GE. 255
d’être hardi ou prudent : il s’agit de peindre en toute sincérité les
scènes de portée qu’on rencontre. Pas une de ses toiles n’est
« saisissante » au sens romantique du mot : toutes ont la belle
sérénité d’aspect de morceaux de nature mis en des cadres et Dieu
sait qu’elles ne font rien pour contraindre l’attention! Le charme qui
s’en exhale est un charme de réalité extérieure et de vérité interne.
Rien ne crie et tout parle, rien n’éblouit et tout séduit. Au premier
moment, on regardait d’un œil distrait; on en vient à 11e pouvoir
plus détacher ses regards de ces œuvres modestes et puissantes, très
calmes et très fécondes.
Ceux qui ont bien connu Bastien-Lepage sont unanimes à déclarer
qu’il y avait deux hommes en lui : l’homme de Damvillers et l’homme
de Paris. L’homme de Damvillers était doux, affectueux et même
caressant; l’homme de Paris était infiniment plus sec et se raidissait
contre son propre cœur. La grand’ville le surmenait; il la subissait,
il arrivait à s’y plaire, mais il se défiait de toutes les influences
mauvaises qu’elle a sur le talent. L’artiste adopté, applaudi par le
monde doit ardemment veiller sur lui-même, s’il 11e veut s’efféminer
et périr. Paris tue qui ne l’a pas dompté : aussi l’auteur des Foins se
tenait-il grandement en défense. Dans sa Lorraine, il se laissait aller
à toutes les émotions ; il se sentait en communion avec les gens et avec
les choses. A Paris, les flatteries hypocrites des uns le gênaient
autant que les équivoques réserves des autres. Mille importunités
constantes le dérangeaient de son travail; il avait à vaquer à ses
intérêts privés et à s’occuper des affaires des artistes en général;
car il fut des premiers à s’inquiéter de l’organisation de la Société
des peintres, sculpteurs et architectes français. En outre, beaucoup
de jeunes gens frappaient à sa porte pour avoir de lui des conseils
et, quoiqu’il eût juré de n’avoir jamais d’élèves, il 11e pouvait se
désintéresser des jeunes débutants heureusement doués qui s’adres-
saient à lui. Il s’en voulait de sa bonté, il la tournait en brusquerie,
mais il se détachait encore de son chevalet par pure obligeance.
Un jour qu’il partait pour Damvillers, un de ses amis lui amena
un peintre de vingt-deux ans désireux de lui soumettre deux ou
trois petites toiles soigneusement imitées des siennes. Après un
mouvement d’humeur à peine dissimulé, Bastien-Lepage dit au
novice : « Vous voulez que je vous parle sans détour? Eh bien!
vous savez peindre, mais vous regardez trop la peinture des autres,
et la mienne surtout. D’où êtes-vous ? D’un village bien loin de
Paris. Alors pourquoi restez-vous à Paris? Allez faire votre malle,
d’être hardi ou prudent : il s’agit de peindre en toute sincérité les
scènes de portée qu’on rencontre. Pas une de ses toiles n’est
« saisissante » au sens romantique du mot : toutes ont la belle
sérénité d’aspect de morceaux de nature mis en des cadres et Dieu
sait qu’elles ne font rien pour contraindre l’attention! Le charme qui
s’en exhale est un charme de réalité extérieure et de vérité interne.
Rien ne crie et tout parle, rien n’éblouit et tout séduit. Au premier
moment, on regardait d’un œil distrait; on en vient à 11e pouvoir
plus détacher ses regards de ces œuvres modestes et puissantes, très
calmes et très fécondes.
Ceux qui ont bien connu Bastien-Lepage sont unanimes à déclarer
qu’il y avait deux hommes en lui : l’homme de Damvillers et l’homme
de Paris. L’homme de Damvillers était doux, affectueux et même
caressant; l’homme de Paris était infiniment plus sec et se raidissait
contre son propre cœur. La grand’ville le surmenait; il la subissait,
il arrivait à s’y plaire, mais il se défiait de toutes les influences
mauvaises qu’elle a sur le talent. L’artiste adopté, applaudi par le
monde doit ardemment veiller sur lui-même, s’il 11e veut s’efféminer
et périr. Paris tue qui ne l’a pas dompté : aussi l’auteur des Foins se
tenait-il grandement en défense. Dans sa Lorraine, il se laissait aller
à toutes les émotions ; il se sentait en communion avec les gens et avec
les choses. A Paris, les flatteries hypocrites des uns le gênaient
autant que les équivoques réserves des autres. Mille importunités
constantes le dérangeaient de son travail; il avait à vaquer à ses
intérêts privés et à s’occuper des affaires des artistes en général;
car il fut des premiers à s’inquiéter de l’organisation de la Société
des peintres, sculpteurs et architectes français. En outre, beaucoup
de jeunes gens frappaient à sa porte pour avoir de lui des conseils
et, quoiqu’il eût juré de n’avoir jamais d’élèves, il 11e pouvait se
désintéresser des jeunes débutants heureusement doués qui s’adres-
saient à lui. Il s’en voulait de sa bonté, il la tournait en brusquerie,
mais il se détachait encore de son chevalet par pure obligeance.
Un jour qu’il partait pour Damvillers, un de ses amis lui amena
un peintre de vingt-deux ans désireux de lui soumettre deux ou
trois petites toiles soigneusement imitées des siennes. Après un
mouvement d’humeur à peine dissimulé, Bastien-Lepage dit au
novice : « Vous voulez que je vous parle sans détour? Eh bien!
vous savez peindre, mais vous regardez trop la peinture des autres,
et la mienne surtout. D’où êtes-vous ? D’un village bien loin de
Paris. Alors pourquoi restez-vous à Paris? Allez faire votre malle,