LÉONARD DE VINCI AU LOUVRE.
465
Léonard l’aurait peinte en 1497, quand le duc de Milan, qui s’en était
détaché dans un accès de dévotion momentanée, revint à elle après
la mort de Béatrice d’Este h J’ai peine à me ralfier à cette opinion,
parce que la date qu’il faudrait adopter ne me paraît pas admissible.
En 1497, Léonard, dans toute sa force2, était en possession de
cette souplesse, de ce modelé et de cet inimitable sfumato, qui font
le désespoir et l’admiration des peintres, et dont il n’y a pas trace
dans ce portrait. S’il fallait lui assigner une date, je remonterais
beaucoup plus haut et la chercherais aux alentours de 1480, vers
l’époque de l’arrivée de Léonard à Milan. Dans la vie du peintre, en
effet, ce tableau me rapproche beaucoup plus du point de départ que
du point d’arrivée. On y'sent encore l’influence florentine, celle même
du Verrocchio. Léonard n’y a pas encore secoué le joug de l’école.
L’âpreté du contour et une certaine crudité de couleurs appartiennent
presque à un quattrocentista, et ne sont pas le fait du maître souverain
que nous allons connaître. Où sont ces recherches et ce travail à
outrance, que Léonard voudra bientôt pousser toujours plus avant,
sans parvenir jamais à se satisfaire? Ici rien d’énigmatique. Tout est
écrit, souligné même avec franchise et rigidité. En ce temps-là,
Léonard ne s’attachait pas à dissimuler ce qu’il y avait de serré dans
son dessin et de vigoureux dans son relief. Il visait très nettement au
but, et, ce but une fois atteint, il s’arrêtait, semblant vouloir appli-
quer le principe posé dans le sonnet que nous a conservé Lomazzo :
« Qui ne peut ce qu’il veut, doit vouloir ce qu’il peut, car c’est folie de
vouloir ce qui est impossible 3... » Léonard ne se perdait pas alors au
delà du possible. Quand il peignait un portrait, il se pénétrait de
son modèle. Le jour il le voyait, la nuit il y songeait : « J’ai souvent
expérimenté, dit-il, me trouvant au lit, dans l’obscurité de la nuit,
combien il est important de repasser dans son imagination jusqu’aux
moindres contours des modèles que l’on a étudiés et dessinés durant
1. Ce fut alors que Louis le More eut de LucreziaCrivelli un fils, Giovan Paolo,
qui fut la souche des marquis de Caravaggio.
2. Il venait d’achever la Cène du couvent des Grâces.
3. Chi non puô quel che vuol, quel che puô voglia ;
Che quel che non si puô, folle è volere.
Adunque saggio l’uomo è da tenere,
Che da quel che non puô suo voler toglia.
(Vasari, t. VII, p. 12.)
Il semble démontré maintenant que ce sonnet n’est pas de Léonard.
— 2° période. 59
XXXV.
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Léonard l’aurait peinte en 1497, quand le duc de Milan, qui s’en était
détaché dans un accès de dévotion momentanée, revint à elle après
la mort de Béatrice d’Este h J’ai peine à me ralfier à cette opinion,
parce que la date qu’il faudrait adopter ne me paraît pas admissible.
En 1497, Léonard, dans toute sa force2, était en possession de
cette souplesse, de ce modelé et de cet inimitable sfumato, qui font
le désespoir et l’admiration des peintres, et dont il n’y a pas trace
dans ce portrait. S’il fallait lui assigner une date, je remonterais
beaucoup plus haut et la chercherais aux alentours de 1480, vers
l’époque de l’arrivée de Léonard à Milan. Dans la vie du peintre, en
effet, ce tableau me rapproche beaucoup plus du point de départ que
du point d’arrivée. On y'sent encore l’influence florentine, celle même
du Verrocchio. Léonard n’y a pas encore secoué le joug de l’école.
L’âpreté du contour et une certaine crudité de couleurs appartiennent
presque à un quattrocentista, et ne sont pas le fait du maître souverain
que nous allons connaître. Où sont ces recherches et ce travail à
outrance, que Léonard voudra bientôt pousser toujours plus avant,
sans parvenir jamais à se satisfaire? Ici rien d’énigmatique. Tout est
écrit, souligné même avec franchise et rigidité. En ce temps-là,
Léonard ne s’attachait pas à dissimuler ce qu’il y avait de serré dans
son dessin et de vigoureux dans son relief. Il visait très nettement au
but, et, ce but une fois atteint, il s’arrêtait, semblant vouloir appli-
quer le principe posé dans le sonnet que nous a conservé Lomazzo :
« Qui ne peut ce qu’il veut, doit vouloir ce qu’il peut, car c’est folie de
vouloir ce qui est impossible 3... » Léonard ne se perdait pas alors au
delà du possible. Quand il peignait un portrait, il se pénétrait de
son modèle. Le jour il le voyait, la nuit il y songeait : « J’ai souvent
expérimenté, dit-il, me trouvant au lit, dans l’obscurité de la nuit,
combien il est important de repasser dans son imagination jusqu’aux
moindres contours des modèles que l’on a étudiés et dessinés durant
1. Ce fut alors que Louis le More eut de LucreziaCrivelli un fils, Giovan Paolo,
qui fut la souche des marquis de Caravaggio.
2. Il venait d’achever la Cène du couvent des Grâces.
3. Chi non puô quel che vuol, quel che puô voglia ;
Che quel che non si puô, folle è volere.
Adunque saggio l’uomo è da tenere,
Che da quel che non puô suo voler toglia.
(Vasari, t. VII, p. 12.)
Il semble démontré maintenant que ce sonnet n’est pas de Léonard.
— 2° période. 59
XXXV.