LA SCULPTURE.
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qui parlait récemment si bien du maître à cette place1 — les
visiteurs de l’Exposition rétrospective peuvent admirer dans quel-
ques exemplaires de premier ordre une suite de ses chefs-d’œuvre.
On se souvient, à les regarder, de ces lignes que Delacroix jetait sur
la page d’un agenda au retour d’une de ses fréquentes promenades
au Jardin des Plantes : « Éléphants, rhinocéros, hippopotames, ani-
maux étranges! j’ai été saisi en entrant dans cette collection d'un
sentiment de bonheur. A mesure que j’avançais, ce sentiment augmen-
tait. Il me semblait que mon être s’élevait au-dessus des vulgarités,
des petites idées et des petites inquiétudes du moment... Les tigres,
les panthères, les jaguars, les lions!... d’où vient le mouvement que
la vue de tout cela a produit chez moi? » Comme Delacroix devant les
cages du Jardin des Plantes, on se sent enveloppé devant les fauves
de Barye par je ne sais quoi de puissant. Quelque chose s’en dégage
qui vous pénètre et vous communique comme un accroissement
d’être... — et, comme Delacroix, on cherche avec étonnement les
causes de l’action irrésistible que cette ménagerie sublime vient
d’exercer en nous. Ce n’est pas, quoi qu’on en ait dit, dans je ne sais
quel drame intérieur, dans l’expression de quelles passions à demi
humaines, qu’on pourrait le trouver. Barye n’a pas fait grimacer les
fauves ; il ne leur a prêté aucune pantomime caricaturale. Ce qui l’a
retenu devant eux, attentif, fasciné et ravi, ce qui a ému et exalté
son imagination de statuaire — une des plus saines, des plus complètes
et des plus puissantes qui ait jamais été, — c’est la beauté de leurs
attitudes plastiques, leur allure souveraine, la souplesse et la grâce
des lignes ondoyantes, le rythme des silhouettes naturellement
sculpturales... Il a aimé et admiré dans ces morceaux de nature
animée la nature elle-même; il en a, par une étude acharnée (men-
surations, dissections, comparaisons incessantes), autant que par sa
sympathie divinatrice, surpris les secrets et comme recréé les lois...
et ce qui nous émeut à notre tour devant son œuvre, c’est justement
ce qui au Jardin des Plantes mettait dans l’âme inquiète de Delacroix
cette sérénité soudaine dont il était enchanté et surpris : il y sentait,
il y voyait, réalisé dans l’équilibre, la force et la beauté, cet idéal
de mouvement et de vie en action qu’il cherchait lui comme en
tremblant et qu’il poursuivait dans la fièvre — et nous, pauvres rois
de la création empêtrés dans nos systèmes d’esthétique et nos
1. Voir aussi la belle étude que M. Eugène Guillaume a écrite pour le catalogue
de l’Exposition des œuvres de Barye à l’École des Beaux-Arts (Paris, Maison
Quantin, 1889, in-8°).
— 3e PÉRIODE.
il.
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qui parlait récemment si bien du maître à cette place1 — les
visiteurs de l’Exposition rétrospective peuvent admirer dans quel-
ques exemplaires de premier ordre une suite de ses chefs-d’œuvre.
On se souvient, à les regarder, de ces lignes que Delacroix jetait sur
la page d’un agenda au retour d’une de ses fréquentes promenades
au Jardin des Plantes : « Éléphants, rhinocéros, hippopotames, ani-
maux étranges! j’ai été saisi en entrant dans cette collection d'un
sentiment de bonheur. A mesure que j’avançais, ce sentiment augmen-
tait. Il me semblait que mon être s’élevait au-dessus des vulgarités,
des petites idées et des petites inquiétudes du moment... Les tigres,
les panthères, les jaguars, les lions!... d’où vient le mouvement que
la vue de tout cela a produit chez moi? » Comme Delacroix devant les
cages du Jardin des Plantes, on se sent enveloppé devant les fauves
de Barye par je ne sais quoi de puissant. Quelque chose s’en dégage
qui vous pénètre et vous communique comme un accroissement
d’être... — et, comme Delacroix, on cherche avec étonnement les
causes de l’action irrésistible que cette ménagerie sublime vient
d’exercer en nous. Ce n’est pas, quoi qu’on en ait dit, dans je ne sais
quel drame intérieur, dans l’expression de quelles passions à demi
humaines, qu’on pourrait le trouver. Barye n’a pas fait grimacer les
fauves ; il ne leur a prêté aucune pantomime caricaturale. Ce qui l’a
retenu devant eux, attentif, fasciné et ravi, ce qui a ému et exalté
son imagination de statuaire — une des plus saines, des plus complètes
et des plus puissantes qui ait jamais été, — c’est la beauté de leurs
attitudes plastiques, leur allure souveraine, la souplesse et la grâce
des lignes ondoyantes, le rythme des silhouettes naturellement
sculpturales... Il a aimé et admiré dans ces morceaux de nature
animée la nature elle-même; il en a, par une étude acharnée (men-
surations, dissections, comparaisons incessantes), autant que par sa
sympathie divinatrice, surpris les secrets et comme recréé les lois...
et ce qui nous émeut à notre tour devant son œuvre, c’est justement
ce qui au Jardin des Plantes mettait dans l’âme inquiète de Delacroix
cette sérénité soudaine dont il était enchanté et surpris : il y sentait,
il y voyait, réalisé dans l’équilibre, la force et la beauté, cet idéal
de mouvement et de vie en action qu’il cherchait lui comme en
tremblant et qu’il poursuivait dans la fièvre — et nous, pauvres rois
de la création empêtrés dans nos systèmes d’esthétique et nos
1. Voir aussi la belle étude que M. Eugène Guillaume a écrite pour le catalogue
de l’Exposition des œuvres de Barye à l’École des Beaux-Arts (Paris, Maison
Quantin, 1889, in-8°).
— 3e PÉRIODE.
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