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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
arsenalotti pour sauver les murs du palais des doges où, en quelques
heures, sous des torrents de plomb liquéfié, allaient disparaître les
épisodes brillants et naïfs du Carpaccio, les compositions étranges du
Pisanello, des deuxBellini, du Vivarini, du Squarcione, du Perugin,
du Giorgione et du Pordenone, avec la fleur des œuvres de jeunesse du
Titien qui, par un privilège unique dans l’histoire de la peinture,
soixante-cinq ans après qu’il avait décoré le palais ducal en y ache-
vant les œuvres du Perugin, allait les remplacer par de nouveaux
chefs-d’œuvre dus à sa vieillesse encore fertile et florissante.
Le Yéronèse et le Tintoret, quoiqu’ils appartinssent à une nou-
velle génération, avaient, eux aussi, vu disparaître quelques-unes de
leurs toiles exécutées entre la période du premier et du second
incendie; mais ils étaient de taille à réparer la perte, et ils allaient
se mettre à l’œuvre.
Les historiens à gage de la République, s’inspirant des volontés du
Sénat, avaient tracé déjà pour les décorateurs des siècles passés un
programme d’ensemble dont les provéditeurs avaient réparti l’exé-
cution selon le tempérament de chacun des artistes. Sans bannir
formellement les étrangers du concours, Venise et le territoire de
terre ferme étaient assez riches de leur propre fonds ; on n’avait
point exclu la fantaisie, ni l’allégorie propice à la décoration, mais
son ensemble devait présenter le développement des fastes de la
République, ses luttes, ses triomphes, son prestige, son expansion
par l’Echange, sa domination par l’Epée, comme son illustration par
ses hardis navigateurs et par ses lettrés. Nous savons aujourd’hui,
par les chroniques, que Pisanello, par exemple, avait peint sur une
large surface Othon fils de Barberousse et prisonnier des Vénitiens s’in-
terposant comme Pacificateur de l'Église et de l’Empire et que, plus d’un
siècle après, le Véronèse avait été appelé à représenter Barberousse
reconnaissant à Pavie l’antipape Octavien IL Tout avait disparu des œu-
vres de ces maîtres. Les autres grands artistes dont nous avons cité
les noms avaient dû se conformer aux conditions qui leur imposaient
de traiter des sujets de cette nature. Le programme allait rester le
même, mais le génie sait briser les entraves, et le Titien, le Véronèse
et le Tintoret devaient transformer ces sujets ingrats en grandes
allégories synthétiques, trouver matière à des pages éclatantes,
broder de merveilleuses fantaisies sur les thèmes de ceux qui,
d’ordine publico, leur avaient tracé des canevas arides, les enchaî-
nant ainsi dans d’étroites limites. La salle du Grand Conseil
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
arsenalotti pour sauver les murs du palais des doges où, en quelques
heures, sous des torrents de plomb liquéfié, allaient disparaître les
épisodes brillants et naïfs du Carpaccio, les compositions étranges du
Pisanello, des deuxBellini, du Vivarini, du Squarcione, du Perugin,
du Giorgione et du Pordenone, avec la fleur des œuvres de jeunesse du
Titien qui, par un privilège unique dans l’histoire de la peinture,
soixante-cinq ans après qu’il avait décoré le palais ducal en y ache-
vant les œuvres du Perugin, allait les remplacer par de nouveaux
chefs-d’œuvre dus à sa vieillesse encore fertile et florissante.
Le Yéronèse et le Tintoret, quoiqu’ils appartinssent à une nou-
velle génération, avaient, eux aussi, vu disparaître quelques-unes de
leurs toiles exécutées entre la période du premier et du second
incendie; mais ils étaient de taille à réparer la perte, et ils allaient
se mettre à l’œuvre.
Les historiens à gage de la République, s’inspirant des volontés du
Sénat, avaient tracé déjà pour les décorateurs des siècles passés un
programme d’ensemble dont les provéditeurs avaient réparti l’exé-
cution selon le tempérament de chacun des artistes. Sans bannir
formellement les étrangers du concours, Venise et le territoire de
terre ferme étaient assez riches de leur propre fonds ; on n’avait
point exclu la fantaisie, ni l’allégorie propice à la décoration, mais
son ensemble devait présenter le développement des fastes de la
République, ses luttes, ses triomphes, son prestige, son expansion
par l’Echange, sa domination par l’Epée, comme son illustration par
ses hardis navigateurs et par ses lettrés. Nous savons aujourd’hui,
par les chroniques, que Pisanello, par exemple, avait peint sur une
large surface Othon fils de Barberousse et prisonnier des Vénitiens s’in-
terposant comme Pacificateur de l'Église et de l’Empire et que, plus d’un
siècle après, le Véronèse avait été appelé à représenter Barberousse
reconnaissant à Pavie l’antipape Octavien IL Tout avait disparu des œu-
vres de ces maîtres. Les autres grands artistes dont nous avons cité
les noms avaient dû se conformer aux conditions qui leur imposaient
de traiter des sujets de cette nature. Le programme allait rester le
même, mais le génie sait briser les entraves, et le Titien, le Véronèse
et le Tintoret devaient transformer ces sujets ingrats en grandes
allégories synthétiques, trouver matière à des pages éclatantes,
broder de merveilleuses fantaisies sur les thèmes de ceux qui,
d’ordine publico, leur avaient tracé des canevas arides, les enchaî-
nant ainsi dans d’étroites limites. La salle du Grand Conseil