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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
n’ayant aucun lien poétique avec l’action essentielle sont évités dans Tannhäuser·
et l'on peut imaginer ce que le sujet, traité par les librettistes contemporains, en
eût pu fournir. Wagner s’efforce au contraire de tout ramener à un point central,
et il y parvient, dans la mesure permise, par la franche acceptation des formes de
l'opéra. En maint endroit, du reste, et l’on peut dire toutes les fois que le drame
s’élève à une plus grande hauteur, le contenu musical déborde absolument ces
formes traditionnelles. Des passages semblables nous font assister véritablement à la
formation de l’art particulier du maître qui devait, par la suite, prendre comme
règle ce qui se présente ici d'une manière exceptionnelle. Wagner lui-même n’eut
la révélation de celte règle que par éclairs et, si l’on peut dire, fragmentairement ;
c’est en ce sens que les partitions de sa jeunesse sont, comme l’a dit si justement
M. Chamberlain, plus importantes pour l’étude du développement de son génie que
celles de sa maturité.
Qui n'a entendu et réentendu la superbe préface instrumentale que Wagner a
placée en tête de son œuvre et qui cependant peut l’écouler encore sans être
emporté irrésistiblement par ce merveilleux flot sonore, sans être subjugué par le
caractère presque despotique de cette symphonie résumant le sens profond du
drame qu’elle précède! Jamais on ne'chanta avec une telle fureur orgiaque, sur
une telle acuité de ton les frénésies de l’amour sensuel ; jamais plus solennellement
on ne fit retentir le chant de religieux espoir et de grave contrition qui s’échappe
du cœur de l’homme aux heures de relèvement et semble s’élargir sur la nature
entière; jamais on ne tenta de réconcilier l’une avec l’autre, d'une manière plus
grandiose, les deux forces opposées qui dominent tout un drame. Au point de vue
de l’expression, Wagner n’a rien écrit de plus achevé, de plus complet, que les intro-
ductions du premier et du troisième acte de Tannhäuser. Et à certains égards, en
considérant que l’opéra était encore le moyen par lequel il croyait parvenir à ses
tins, on peut lui appliquer ce qu’il disait lui-même des ouvertures de Léonore de
Beethoven : il trouvait dans ces compositions une dramatisation plus haute du sujet
que celle produite par les scènes de l’opéra aux formes étroites duquel Beethoven avait
dû s’astreindre. Comme Beethoven, ne semble-t-il pas que Wagner ait voulu, en ces
pages instrumentales, donner un libre cours à sa pensée et la livrer tout entière,
sans entrave? N’était-il pas prisonnier de ces formes qu’il n’arrivait alors à briser
que par un effort suprême? El n'a-t-il pas tenté de répandre là le flot tumultueux
de musique que, dans le courant de son œuvre, il se voyait contraint d’endiguer dans
les limites étroites que lui imposaient des conventions encore acceptées? En tout
cas, une chose est à remarquer : c’est qu’après Tannhäuser Wagner n’écrivit plus
d’ouvertures proprement dites, sauf pour les Maîtres chanteurs, et encore cette excep-
tion n’est que le résultat d’une particularité du sujet. Le flot symphonique se répan-
dant désormais d’un bout à l’autre de l’œuvre, en toute liberté, pour en féconder
les plus petits détails; Wagner ne sentit plus la nécessité d’une préface étendue qui
en spécifierait musicalement le contenu.
Quand la grande scène dansée du Venusberg, qui ouvre le premier acte, fut
écrite, une grande partie de l’allegro de l’ouverture devint inutile pour les raisons
que nous venons de donner; cette partie, s’incorporant symphoniquement au
drame, ne forme plus, en effet, qu’une redite assez monotone quand on vient de
l’entendre dans l’ouverture presque entièrement. On a donc eu tort, à l’Opéra, de
ne pas suivre l’indication de Wagner, qui, lorsque la scène du Venusberg fut exécutée,
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n’ayant aucun lien poétique avec l’action essentielle sont évités dans Tannhäuser·
et l'on peut imaginer ce que le sujet, traité par les librettistes contemporains, en
eût pu fournir. Wagner s’efforce au contraire de tout ramener à un point central,
et il y parvient, dans la mesure permise, par la franche acceptation des formes de
l'opéra. En maint endroit, du reste, et l’on peut dire toutes les fois que le drame
s’élève à une plus grande hauteur, le contenu musical déborde absolument ces
formes traditionnelles. Des passages semblables nous font assister véritablement à la
formation de l’art particulier du maître qui devait, par la suite, prendre comme
règle ce qui se présente ici d'une manière exceptionnelle. Wagner lui-même n’eut
la révélation de celte règle que par éclairs et, si l’on peut dire, fragmentairement ;
c’est en ce sens que les partitions de sa jeunesse sont, comme l’a dit si justement
M. Chamberlain, plus importantes pour l’étude du développement de son génie que
celles de sa maturité.
Qui n'a entendu et réentendu la superbe préface instrumentale que Wagner a
placée en tête de son œuvre et qui cependant peut l’écouler encore sans être
emporté irrésistiblement par ce merveilleux flot sonore, sans être subjugué par le
caractère presque despotique de cette symphonie résumant le sens profond du
drame qu’elle précède! Jamais on ne'chanta avec une telle fureur orgiaque, sur
une telle acuité de ton les frénésies de l’amour sensuel ; jamais plus solennellement
on ne fit retentir le chant de religieux espoir et de grave contrition qui s’échappe
du cœur de l’homme aux heures de relèvement et semble s’élargir sur la nature
entière; jamais on ne tenta de réconcilier l’une avec l’autre, d'une manière plus
grandiose, les deux forces opposées qui dominent tout un drame. Au point de vue
de l’expression, Wagner n’a rien écrit de plus achevé, de plus complet, que les intro-
ductions du premier et du troisième acte de Tannhäuser. Et à certains égards, en
considérant que l’opéra était encore le moyen par lequel il croyait parvenir à ses
tins, on peut lui appliquer ce qu’il disait lui-même des ouvertures de Léonore de
Beethoven : il trouvait dans ces compositions une dramatisation plus haute du sujet
que celle produite par les scènes de l’opéra aux formes étroites duquel Beethoven avait
dû s’astreindre. Comme Beethoven, ne semble-t-il pas que Wagner ait voulu, en ces
pages instrumentales, donner un libre cours à sa pensée et la livrer tout entière,
sans entrave? N’était-il pas prisonnier de ces formes qu’il n’arrivait alors à briser
que par un effort suprême? El n'a-t-il pas tenté de répandre là le flot tumultueux
de musique que, dans le courant de son œuvre, il se voyait contraint d’endiguer dans
les limites étroites que lui imposaient des conventions encore acceptées? En tout
cas, une chose est à remarquer : c’est qu’après Tannhäuser Wagner n’écrivit plus
d’ouvertures proprement dites, sauf pour les Maîtres chanteurs, et encore cette excep-
tion n’est que le résultat d’une particularité du sujet. Le flot symphonique se répan-
dant désormais d’un bout à l’autre de l’œuvre, en toute liberté, pour en féconder
les plus petits détails; Wagner ne sentit plus la nécessité d’une préface étendue qui
en spécifierait musicalement le contenu.
Quand la grande scène dansée du Venusberg, qui ouvre le premier acte, fut
écrite, une grande partie de l’allegro de l’ouverture devint inutile pour les raisons
que nous venons de donner; cette partie, s’incorporant symphoniquement au
drame, ne forme plus, en effet, qu’une redite assez monotone quand on vient de
l’entendre dans l’ouverture presque entièrement. On a donc eu tort, à l’Opéra, de
ne pas suivre l’indication de Wagner, qui, lorsque la scène du Venusberg fut exécutée,