Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art (3. Per. 19.1898)

LES SALONS DE 1898

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Dans l’état troublé de nos esprits, au milieu de tous les mouve-
ments de religiosité vague et confuse, de retour au christianisme
primitif ou de néo-christianisme, le Bon Samaritain et surtout les
Pèlerins d’Emmaïis du Louvre devaient faire vibrer de profonds
échos dans la conscience artistique. Nous avons esquissé plusieurs
fois, et récemment à propos de M. Cazin ', les origines de ce mouve-
ment contemporain de transformation du sentiment religieux dans
l’art, dont cet artiste a été un des plus actifs auxiliaires. On n’aura
pas oublié la progression suivie, depuis scs tableaux bibliques, dans
le sens de l'acclimatation de ce sujet à la vie moderne, de M. F. von
Uhde à M. Skredswig, de M. Blanche à M. Béraud, pour aboutir
aujourd'hui à M. Melchers, en face de qui s'oppose M. Dagnan-
Bouveret.

C’est ce beau sujet si connu, presque banal, qui semblait épuisé
par Rembrandt, Les Pèlerins d’Emmaüs, qui a inspiré diversement
les deux artistes : le divin Maître ressuscité, sous la forme d'un
voyageur, se dévoilant devant une table d’auberge à deux pèlerins,
ses disciples, qui ne l’avaient pas reconnu.

Par quel rayonnement de divinité s’est accompli ce miracle ?
Demandez à Rembrandt, qui, par la magic de son clair-obscur, par la
dignité simple et souveraine donnée à son auguste personnage, enve-
loppe mystérieusement les spectateurs dans une atmosphère éblouis-
sante de lumière surnaturelle et de clarté morale. M. Melchers, se
rattachant à l'exemple fâcheux de ses plus immédiats prédéces-
seurs, a cru rajeunir son motif en rajeunissant le théâtre, le décor
et les figurants. L’acteur principal n’a guère modifié son rôle, mais
la mise en scène a été particulièrement soignée, avec un terre à terre
qui fait penser à certaines œuvres dramatiques, moitié mystiques,
moitié réalistes, d’auteurs septentrionaux. La table, avec ses petits
pots verts de terre émaillée, son couvert proprement mis de bonne
auberge hollandaise, a gagné en importance depuis le Jésus chez
les paysans de M. F. von Uhde. De même, les comparses ont repris
leur rôle en cherchant le naturel; ils jouent un étonnement inintel-
ligent et ahuri de bons paysans superstitieux, qui n’ont pas été
éclairés sur la valeur des miracles par l’éducation du suffrage uni-
verse 1. Il en résulte une toile pleine de charmantes qualités pitto-
resques qui ne sont pas à leur place, d’une impression incohérente
et oii l’artiste est écrasé par le sujet.

Comme on pouvait s’y attendre, M. Dagnan-Bouveret a compris

i. Voir Art et Décoration : J.-C. Cazin (décembre 1897).