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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
utile alors qu’on ne se sert d’elle que comme d’un moyen et qu’elle
ne remplace pas pour nous la faculté de voir. 11 avait aussi cette
faculté de voir, et il la développa en regardant. Toujours il a repré-
senté la chose vue, et lorsque tout jeune il compose des scènes d’ani-
maux, des sujets de fables, comme ce chat et cet oiseau qui boivent
dans une même coupe, il s’attache scrupuleusement à n’exprimer
que ce qu’il a observé. Si ce qu’il veut représenter est impossible à
rencontrer dans sa forme complète, comme l’homme de l’âge de pierre
ou comme les animaux du passé aujourd’hui disparus, il le reconsti-
tue à la manière d’un savant avec ce qui en reste, et ce qu’il ne peut
voir il arrive à le connaître. Ainsi se montre à nous, admirable en
sa vigueur primitive, Y Homme-de l’âge de pierre du Muséum qui, les
pieds en dedans, danse, vainqueur de la bête, dans sa joie naïve,
triomphante. M. Frémiet étudie beaucoup et il produit beaucoup,
parce qu’il a la facilité du travail, si pernicieuse à quelques-uns
par le goût qu’elle leur donne de l'œuvre trop tôt finie ; mais avec
l aide de sa conscience jamais il n’en abuse : son travail est facile,
non hâtif. Sans doute il en simplifie l’exécution en ne le poursuivant
pas dans ses détails, mais s’il agit ainsi c’est qu’il conçoit ainsi, et
la personnalité des êtres qu’il représente n’en est pas diminuée. Car
constamment il garde sa précision, et jamais, à la manière d’un grand
nombre et de quelques-uns même qui sont des maîtres, il ne «lâche »
son travail, retenant devant ses yeux jusqu’à la fin la forme vraie.
Avec une semblable conscience et avec de telles habitudes de
vie, il est naturel que M. Frémiet ait eu autour de lui une influence
saine. Influence saine de l’œuvre par l’idée qui s’en dégage: dans
une représentation du monde où les êtres divers passent, à côté de la
laideur animale apparue dans la hideur des grands singes violents,
triomphante, la grandeur de l’homme se montre dans toutes ses
beautés ; et c’est l’énergie du Louis d’Orléans, l’élégance du Velâz-
quez, la sérénité du Chevalier croisé qui, dans le geste de ses bras
tout ouverts, montre écrite et déployée la parole de sa vie ; et, au-
dessus d’eux, la magnificence de la femme, la Jeanne d'Arc qui
évoque dans la vérité de son attitude réelle la sublime Foi : de telles
visions sont faites pour élever l’âme des hommes et elles la récon-
fortent. Influence saine de l’œuvre parce que le maître artiste a
compris la dignité du travail, qu’il en a l’amour et qu'il le respecte
comme toujours on respecte ce qu’on aime ; et aussi parce que son
travail est sans agitation, plein de santé, ferme. Et il agrandit son
influence par l’exemple de sa vie, qui fut constamment dominée
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
utile alors qu’on ne se sert d’elle que comme d’un moyen et qu’elle
ne remplace pas pour nous la faculté de voir. 11 avait aussi cette
faculté de voir, et il la développa en regardant. Toujours il a repré-
senté la chose vue, et lorsque tout jeune il compose des scènes d’ani-
maux, des sujets de fables, comme ce chat et cet oiseau qui boivent
dans une même coupe, il s’attache scrupuleusement à n’exprimer
que ce qu’il a observé. Si ce qu’il veut représenter est impossible à
rencontrer dans sa forme complète, comme l’homme de l’âge de pierre
ou comme les animaux du passé aujourd’hui disparus, il le reconsti-
tue à la manière d’un savant avec ce qui en reste, et ce qu’il ne peut
voir il arrive à le connaître. Ainsi se montre à nous, admirable en
sa vigueur primitive, Y Homme-de l’âge de pierre du Muséum qui, les
pieds en dedans, danse, vainqueur de la bête, dans sa joie naïve,
triomphante. M. Frémiet étudie beaucoup et il produit beaucoup,
parce qu’il a la facilité du travail, si pernicieuse à quelques-uns
par le goût qu’elle leur donne de l'œuvre trop tôt finie ; mais avec
l aide de sa conscience jamais il n’en abuse : son travail est facile,
non hâtif. Sans doute il en simplifie l’exécution en ne le poursuivant
pas dans ses détails, mais s’il agit ainsi c’est qu’il conçoit ainsi, et
la personnalité des êtres qu’il représente n’en est pas diminuée. Car
constamment il garde sa précision, et jamais, à la manière d’un grand
nombre et de quelques-uns même qui sont des maîtres, il ne «lâche »
son travail, retenant devant ses yeux jusqu’à la fin la forme vraie.
Avec une semblable conscience et avec de telles habitudes de
vie, il est naturel que M. Frémiet ait eu autour de lui une influence
saine. Influence saine de l’œuvre par l’idée qui s’en dégage: dans
une représentation du monde où les êtres divers passent, à côté de la
laideur animale apparue dans la hideur des grands singes violents,
triomphante, la grandeur de l’homme se montre dans toutes ses
beautés ; et c’est l’énergie du Louis d’Orléans, l’élégance du Velâz-
quez, la sérénité du Chevalier croisé qui, dans le geste de ses bras
tout ouverts, montre écrite et déployée la parole de sa vie ; et, au-
dessus d’eux, la magnificence de la femme, la Jeanne d'Arc qui
évoque dans la vérité de son attitude réelle la sublime Foi : de telles
visions sont faites pour élever l’âme des hommes et elles la récon-
fortent. Influence saine de l’œuvre parce que le maître artiste a
compris la dignité du travail, qu’il en a l’amour et qu'il le respecte
comme toujours on respecte ce qu’on aime ; et aussi parce que son
travail est sans agitation, plein de santé, ferme. Et il agrandit son
influence par l’exemple de sa vie, qui fut constamment dominée