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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
Rembrandt, Léonard de Vinci ! Ce rapprochement, qui d’abord étonne,
devient attachant, persuasif : chez le magicien méridional comme chez le réaliste
du Nord, pareils dédains pour l’art sèchement décoratif, pour la peinture litté-
raire, pour le sujet qui absorbe l’entendement au préjudice de l’art véritable ;
point de couleur locale inutile, point d'accessoires superflus ni de narrations
minutieuses, mais une large unité, riante ou tragique, et noyée dans l’ombre.
Beau comme l’antique, le Saint Jean-Baptiste est un précurseur de la moderne
expression, qui s’épanouira tristement sous les cieux bas ; pour employer les
images de Baudelaire poète, le « miroir profond et sombre » où se reflètent les
anges et les paysages bleus, annonce, en l’évolution à la fois expressive et tech-
nique de l’art, le « triste hôpital tout rempli de murmures », décoré d’un seul
crucifix. Précurseur intelligent de Bacon, Léonard est l’ancêtre harmonieux de
Rembrandt.
Ecrire encore un livre sur Léonard de Vinci paraît une entreprise délicate :
si l'on dresse la bibliographie du sujet, il semble que tout soit dit ; s’il se retourne
vers le modèle majestueux, le portraitiste s’imagine avoir tout à dire ; des noms
imposants de la Renaissance celui-là fut le plus répété, mais reste le plus énigma-
tique. La main tremble en l’écrivant ; et je ne sais, pour mon humble part, si
c’est de crainte ou de plaisir...
Après fous les travaux des savants ou les fantaisies des lettrés, après les
histoires superficielles de Charles Clément et d’Arsène Houssaye, après les
recherches étrangères des Richter, des Muller-Waldc, des Cavalcaselle et des
Uzielli, après l’éloquence de Michelet et la profondeur de M. Gabriel Séailles, qui
a défini L'Artiste et le Savant, — il fallait un historien pour faire le total et la
preuve, pour recueillir, discuter, coordonner tant de commentaires ou de docu-
ments épars ; or, l'historien qui sait le mieux la Renaissance, n’est-ce pas M. Müntz ?
Son livre est le résumé des investigations actuelles sur la plus haute figure d’une
époque. Et l’érudit, doublé d'un chercheur, corrobore cette vaste page d’histoire
avec ses personnelles trouvailles. C’est ainsi qu’il met en valeur l’influence pro-
bable de l’élève sur le maître, de Léonard sur Verrocchio peintre et sculpteur ;
qu’il confirme les doutes sur l’authenticité des deux Annonciations du Louvre et
des Offices ; qu’il voit l’original des diverses Vierges aux Rochers dans la toile
noircie, mais savoureuse, de notre musée; qu'il retrace pour la première fois les
préliminaires troublants du Cenacolo ; d’autres problèmes, sur les croyances du
Vinci, qui passa longtemps, tour à tour, pour mage ou athée, sur ses liens contro-
versés avec l’art antique, sur ses essais de poésies ou ses fonds de paysages, sur
les rapports de l’art et de la science, sont abordés sobrement, avec une opulente
sûreté d’information. Ce livre de près de six cents pages est un garant de la
science française, limpide et précise, et qui, en se préservant des chimères, avoue
ses doutes ou ses lacunes avec une modestie de plus en plus rare,
Instruit et intéressé, le lecteur suivra l’historien dans le progrès de cette
noble existence, qui commença dans une obscurité paysanne, au pied de Monte
Albano, en 1452, pour finir dans un exil volontaire au château de Cloux, près
d’Amboise, le 2 mai 1519 : plus d’un demi-siècle de rêve et d'invention dans
toutes le§ catégories de l'art et du savoir, une jeunesse studieuse et précoce à
Florence, une maturité fastueuse et superbe à Milan près des Sforza, une vieil-
lesse pensive et remuante, tour à tour au service d’Isabelle d’Este, de César Borgia,
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
Rembrandt, Léonard de Vinci ! Ce rapprochement, qui d’abord étonne,
devient attachant, persuasif : chez le magicien méridional comme chez le réaliste
du Nord, pareils dédains pour l’art sèchement décoratif, pour la peinture litté-
raire, pour le sujet qui absorbe l’entendement au préjudice de l’art véritable ;
point de couleur locale inutile, point d'accessoires superflus ni de narrations
minutieuses, mais une large unité, riante ou tragique, et noyée dans l’ombre.
Beau comme l’antique, le Saint Jean-Baptiste est un précurseur de la moderne
expression, qui s’épanouira tristement sous les cieux bas ; pour employer les
images de Baudelaire poète, le « miroir profond et sombre » où se reflètent les
anges et les paysages bleus, annonce, en l’évolution à la fois expressive et tech-
nique de l’art, le « triste hôpital tout rempli de murmures », décoré d’un seul
crucifix. Précurseur intelligent de Bacon, Léonard est l’ancêtre harmonieux de
Rembrandt.
Ecrire encore un livre sur Léonard de Vinci paraît une entreprise délicate :
si l'on dresse la bibliographie du sujet, il semble que tout soit dit ; s’il se retourne
vers le modèle majestueux, le portraitiste s’imagine avoir tout à dire ; des noms
imposants de la Renaissance celui-là fut le plus répété, mais reste le plus énigma-
tique. La main tremble en l’écrivant ; et je ne sais, pour mon humble part, si
c’est de crainte ou de plaisir...
Après fous les travaux des savants ou les fantaisies des lettrés, après les
histoires superficielles de Charles Clément et d’Arsène Houssaye, après les
recherches étrangères des Richter, des Muller-Waldc, des Cavalcaselle et des
Uzielli, après l’éloquence de Michelet et la profondeur de M. Gabriel Séailles, qui
a défini L'Artiste et le Savant, — il fallait un historien pour faire le total et la
preuve, pour recueillir, discuter, coordonner tant de commentaires ou de docu-
ments épars ; or, l'historien qui sait le mieux la Renaissance, n’est-ce pas M. Müntz ?
Son livre est le résumé des investigations actuelles sur la plus haute figure d’une
époque. Et l’érudit, doublé d'un chercheur, corrobore cette vaste page d’histoire
avec ses personnelles trouvailles. C’est ainsi qu’il met en valeur l’influence pro-
bable de l’élève sur le maître, de Léonard sur Verrocchio peintre et sculpteur ;
qu’il confirme les doutes sur l’authenticité des deux Annonciations du Louvre et
des Offices ; qu’il voit l’original des diverses Vierges aux Rochers dans la toile
noircie, mais savoureuse, de notre musée; qu'il retrace pour la première fois les
préliminaires troublants du Cenacolo ; d’autres problèmes, sur les croyances du
Vinci, qui passa longtemps, tour à tour, pour mage ou athée, sur ses liens contro-
versés avec l’art antique, sur ses essais de poésies ou ses fonds de paysages, sur
les rapports de l’art et de la science, sont abordés sobrement, avec une opulente
sûreté d’information. Ce livre de près de six cents pages est un garant de la
science française, limpide et précise, et qui, en se préservant des chimères, avoue
ses doutes ou ses lacunes avec une modestie de plus en plus rare,
Instruit et intéressé, le lecteur suivra l’historien dans le progrès de cette
noble existence, qui commença dans une obscurité paysanne, au pied de Monte
Albano, en 1452, pour finir dans un exil volontaire au château de Cloux, près
d’Amboise, le 2 mai 1519 : plus d’un demi-siècle de rêve et d'invention dans
toutes le§ catégories de l'art et du savoir, une jeunesse studieuse et précoce à
Florence, une maturité fastueuse et superbe à Milan près des Sforza, une vieil-
lesse pensive et remuante, tour à tour au service d’Isabelle d’Este, de César Borgia,