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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
Devenu, à la suite de ces succès, titulaire d’une bourse dépar-
tementale de 800 francs pour une période de trois années, il quitta le
foyer paternel vers la fin de l’été 184-1 et vint à Paris se présenter
aux examens d’admission à l’Ecole des Beaux-Arts.
J’ai eu la curiosité de rechercher les traces de son passage en
notre trop vantée et trop décriée pépinière de prix de Rome. D’après
les renseignements que M. Henry Jouin a eu l’obligeance de me
communiquer, notre lauréat vit ici son étoile singulièrement pâlir.
Refusé au concours d’entrée de septembre 1841, il ne fut admis
comme élève qu’à la session de mars 1842, avec le numéro 93 sur
100 candidats reçus. Par la suite, son nom ne figura pas une seule
fois aux palmarès.
L’art officiel professé alors à Paris n’était décidément pas son
affaire. Le convenu académique, attardé dans l’ornière de la réaction
davidienne, déroutait le jeune peintre imbu jusqu’à ce moment des
fortes traditions de l’école française du xvme siècle et resté fidèle au
culte de Prud’hon. Il étouffait dans l’atmosphère de l’atelier Cogniet,
et, comme nous l’a déjà appris le camarade de ses premières années à
Paris, M. Félix Barrias, il délaissa bientôt l’enseignement clas-
sique du maître pour suivre librement ses propres inspirations,
Elles procédaient, au début, de Prud’hon ; le Louvre lui révéla
d’autres dieux absents du musée de Dijon : du Giorgione et du
Corrège à GéricaulG de rapides étapes initiatrices lui firent par-
courir le cycle de ses affinités esthétiques, sans qu’il perdît rien
d’un tempérament primesautier, resté, à travers les influences res-
senties, foncièrement original. Je n’en veux pour preuve que la
tête de femme dont j’ai parlé plus haut et l’admirable L’émue couchée
de la collection de M. Gaston Joliet, reproduite ici par l’héliogra-
vure L
Il est impossible d’assigner une date précise à cette étude de
tête, mais on sait que Trutat exécuta la Femme couchée en 1844,
à l’âge de vingt ans. C’était sa première toile importante et, dans une
délicate pensée de gratitude, il la destinait à sa ville natale. J’hésite
à le rappeler : le sujet effaroucha la pudibonderie des vertueux
Dijonnais — ils ont quelque peu changé depuis ; — on refusa avec
indignation un tableau qui aujourd’hui représenterait brillamment
au musée non seulement l’art local, mais l’école moderne.
Le coup fut cruel pour le tendre et solitaire rêveur qu’était le
jeune peintre. Ses amis eurent peine à l’arracher au découragement
1. La toile mesure lm80 de longueur sur 1^12 de hauteur.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
Devenu, à la suite de ces succès, titulaire d’une bourse dépar-
tementale de 800 francs pour une période de trois années, il quitta le
foyer paternel vers la fin de l’été 184-1 et vint à Paris se présenter
aux examens d’admission à l’Ecole des Beaux-Arts.
J’ai eu la curiosité de rechercher les traces de son passage en
notre trop vantée et trop décriée pépinière de prix de Rome. D’après
les renseignements que M. Henry Jouin a eu l’obligeance de me
communiquer, notre lauréat vit ici son étoile singulièrement pâlir.
Refusé au concours d’entrée de septembre 1841, il ne fut admis
comme élève qu’à la session de mars 1842, avec le numéro 93 sur
100 candidats reçus. Par la suite, son nom ne figura pas une seule
fois aux palmarès.
L’art officiel professé alors à Paris n’était décidément pas son
affaire. Le convenu académique, attardé dans l’ornière de la réaction
davidienne, déroutait le jeune peintre imbu jusqu’à ce moment des
fortes traditions de l’école française du xvme siècle et resté fidèle au
culte de Prud’hon. Il étouffait dans l’atmosphère de l’atelier Cogniet,
et, comme nous l’a déjà appris le camarade de ses premières années à
Paris, M. Félix Barrias, il délaissa bientôt l’enseignement clas-
sique du maître pour suivre librement ses propres inspirations,
Elles procédaient, au début, de Prud’hon ; le Louvre lui révéla
d’autres dieux absents du musée de Dijon : du Giorgione et du
Corrège à GéricaulG de rapides étapes initiatrices lui firent par-
courir le cycle de ses affinités esthétiques, sans qu’il perdît rien
d’un tempérament primesautier, resté, à travers les influences res-
senties, foncièrement original. Je n’en veux pour preuve que la
tête de femme dont j’ai parlé plus haut et l’admirable L’émue couchée
de la collection de M. Gaston Joliet, reproduite ici par l’héliogra-
vure L
Il est impossible d’assigner une date précise à cette étude de
tête, mais on sait que Trutat exécuta la Femme couchée en 1844,
à l’âge de vingt ans. C’était sa première toile importante et, dans une
délicate pensée de gratitude, il la destinait à sa ville natale. J’hésite
à le rappeler : le sujet effaroucha la pudibonderie des vertueux
Dijonnais — ils ont quelque peu changé depuis ; — on refusa avec
indignation un tableau qui aujourd’hui représenterait brillamment
au musée non seulement l’art local, mais l’école moderne.
Le coup fut cruel pour le tendre et solitaire rêveur qu’était le
jeune peintre. Ses amis eurent peine à l’arracher au découragement
1. La toile mesure lm80 de longueur sur 1^12 de hauteur.