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Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art — 3. Pér. 23.1900

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Nr. 4
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Proust, Marcel: John Ruskin, [1]
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https://doi.org/10.11588/diglit.24720#0332
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JOHN RUSKIN

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sur lesquelles leurs dons spéciaux leur départissent une lumière parti-
culière, par une sorte de démon qui les guide, de voix qu’ils enten-
dent, l’éternelle inspiration des êtres géniaux. Le don spécial, pour
Ruskin, c’était le sentiment de la beauté, dans la nature comme dans
l’art. Ce fut dans la Beauté que son tempérament le conduisit à cher-
cher la réalité, et sa vie toute religieuse en reçut un emploi tout esthé-
tique. Mais cette Beauté à laquelle il se trouva ainsi consacrer sa vie
ne fut pas conçue par lui comme un objet de jouissance fait pour
la charmer, mais comme une réalité infiniment plus importante
que la vie, pour laquelle il aurait donné la sienne. De là vous allez
voir découler toute l’esthétique de Ruskin. D’abord vous com-
prendrez que les années où il fait connaissance avec une nouvelle
école d’architecture et de peinture aient pu être les dates princi-
pales de sa vie morale. 11 pourra parler des années où le gothique
lui apparut avec la même gravité, le même retour ému, la même
sérénité qu’un chrétien parle du jour où la vérité lui fut révélée.
Les événements de sa vie sont intellectuels et les dates importantes
sont celles où il pénètre une nouvelle forme d’art, l'année où il com-
prend Abbeville, l’année où il comprend Rouen, le jour où la pein-
ture de Titien et les ombres dans la peinture de Titien lui apparaissent
comme plus nobles que la peinture de Rubens, que les ombres dans
la peinture de Rubens.

Vous comprendrez ensuite que le poète étant pour Ruskin,
comme pour Carlyle, une sorte de scribe écrivant sous la dictée delà
nature une partie plus ou moins importante de son secret, le premier
devoir de l’artiste est de ne rien ajouter de son propre crû à ce mes-
sage divin. De cette hauteur vous verrez s’évanouir, comme des
nitées qui se traînent à terre, les reproches de réalisme aussi bien
que d’intellectualisme adressés à Ruskin.

Si ces objections ne portent pas, c’est qn’elles ne visent pas
assez haut. 11 y a dans ces critiques erreur d’altitude. La réalité que
l’artiste doit enregistrer est à la fois matérielle et intellectuelle. La
matière est réelle parce qu’elle est une expression de l’esprit. Quant
à la simple apparence, nul n’a plus raillé que Ruskin ceux qui voient
dans son imitation le but de l’art. « Que l’artiste, dit-il, ait peint
le héros ou son cheval, notre jouissance, en tant qu’elle est causée
par la perfection du faux semblant est exactement la même. Nous ne
la goûtons qu’en oubliant le héros et sa monture pour considérer
exclusivement l’adresse de l’artiste. Vous pouvez envisager des
larmes comme l’effet d’un artifice ou d’une douleur, l’un ou l’autre
 
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