BIBLIOGRAPHIE
205
Cet album n’est pas un album ordinaire. C’est une portion du Journal de
Delacroix. Depuis la vingtième année, cet homme à l’œil aigu se regardait vivre
et prenait des notes au jour le jour. La publication posthume de ces observations
personnelles, qui suivit à quelque distance celle de sa volumineuse correspon-
dance, constitue avec cette dernière la plus riche autobiographie qu’un peintre
ait laissée derrière lui.
Dès ses débuts dans la carrière artistique, celui qui devait être le chef des
romantiques n’avait d’yeux que pour les terres classiques. La Grèce et l’Italie
le fascinaient. Mais l’homme, au fond, était casanier. Son imagination seule
s’enfuit en 1823 sur les rives de la mer Egée. A l’ombre des tours de Saint-Sul-
pice, il créa l'Orient à l’aide de quelques miniatures persanes et de vulgaires
friperies amicalement fournies par un prince exotique. Tandis qu’il rêvait de
la Rome d'Auguste et de Virgile, des camarades l’entraînaient un beau matin
à Londres, où Kean, le fameux acteur, lui révélait non seulement Shakespeare
et son Othello, mais aussi le Faust de Goethe, et où, dans les ateliers, il décou-
vrait les onctueuses rutilences de sir Thomas Lawrence et les fluidités vigou-
reuses de Constable.
Ses aspirations vers les terres classiques, dont ses lettres à Soulier et à Rivet,
.ses amis, avaient longtemps témoigné, s’éteignirent peu à peu dans les années
qui suivirent ce voyage au delà du détroit. Ce fut alors une fièvre de travail
inouïe, durant laquelle les entreprises gigantesques se succédèrent sans répit.
Après le Massacre cle Scio, le Christ au Jardin des Oliviers, le Justinien et le
Sardanapale ; après ceux-ci, le Cardinal de Richelieu dans sa chapelle, le Massacre
de l’évêque de Liège et la Liberté. Rien ne semblait désormais pouvoir l’arracher
à son atelier et au commerce régulier de la «sainte amitié », comme il disait en
parlant des doux liens formés dès l’enfance entre lui et quatre ou cinq de ses
contemporains dont l’intimité réchauffa son cœur d’orphelin et de célibataire.
Cependant, vers la fin de 1831, un concours de circonstances auquel la
sympathie dévouée de Mlle Mars, l’illustre tragédienne, paraît n’avoir pas été étran-
gère, mettait Delacroix sur le chemin du comte de Mornay au moment où ce
grand seigneur, chargé par le gouvernement de la France d’une mission diplo-
matique auprès de l’empereur du Maroc, s’apprêtait à partir pour la terre des
Maures. Le peintre fut invité à accompagner l’ambassadeur. Il accepta et s’em-
barqua sans pouvoir y croire, tant ce départ contrariait ses habitudes séden-
taires. « Ne riez pas trop; c’est très vrai... », écrivait-il à Frédéric Villot. Fa
Perle, corvette spécialement affectée à la mission, quitta Toulon avec ses pas-
sagers le 11 janvier 1832. Le choléra, qui sévissait à ce moment-là, imposait
presque partout de fastidieuses quarantaines. Les relâches furent réduites à
l’indispensable. On ne toucha terre qu’à Algésiras où Delacroix, initié dès ses
jeunes ans à l’Espagne par le peintre des Caprices, qu’il avait copiés et qu’il
portait dans sa mémoire, vit « tout Goya palpiter autour de lui ». Le 24 janvier,
le but est atteint et, saisissant la plume pour raconter ses premières émotions à
son cher Pierret, qu’il ne cessera de prendre de loin pour confident jusqu’au
bout de son voyage, Delacroix s’écrie avec joie : « Enfin devant Tanger! »
A peine débarqué, les visions se succèdent si multiples et si neuves, que
l’artiste, impuissant à se satisfaire, déclare avec dépit : « Il faudrait avoir vingt
bras et quarante-huit heures pour donner une idée de tout cela. » Aussi bien,
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Cet album n’est pas un album ordinaire. C’est une portion du Journal de
Delacroix. Depuis la vingtième année, cet homme à l’œil aigu se regardait vivre
et prenait des notes au jour le jour. La publication posthume de ces observations
personnelles, qui suivit à quelque distance celle de sa volumineuse correspon-
dance, constitue avec cette dernière la plus riche autobiographie qu’un peintre
ait laissée derrière lui.
Dès ses débuts dans la carrière artistique, celui qui devait être le chef des
romantiques n’avait d’yeux que pour les terres classiques. La Grèce et l’Italie
le fascinaient. Mais l’homme, au fond, était casanier. Son imagination seule
s’enfuit en 1823 sur les rives de la mer Egée. A l’ombre des tours de Saint-Sul-
pice, il créa l'Orient à l’aide de quelques miniatures persanes et de vulgaires
friperies amicalement fournies par un prince exotique. Tandis qu’il rêvait de
la Rome d'Auguste et de Virgile, des camarades l’entraînaient un beau matin
à Londres, où Kean, le fameux acteur, lui révélait non seulement Shakespeare
et son Othello, mais aussi le Faust de Goethe, et où, dans les ateliers, il décou-
vrait les onctueuses rutilences de sir Thomas Lawrence et les fluidités vigou-
reuses de Constable.
Ses aspirations vers les terres classiques, dont ses lettres à Soulier et à Rivet,
.ses amis, avaient longtemps témoigné, s’éteignirent peu à peu dans les années
qui suivirent ce voyage au delà du détroit. Ce fut alors une fièvre de travail
inouïe, durant laquelle les entreprises gigantesques se succédèrent sans répit.
Après le Massacre cle Scio, le Christ au Jardin des Oliviers, le Justinien et le
Sardanapale ; après ceux-ci, le Cardinal de Richelieu dans sa chapelle, le Massacre
de l’évêque de Liège et la Liberté. Rien ne semblait désormais pouvoir l’arracher
à son atelier et au commerce régulier de la «sainte amitié », comme il disait en
parlant des doux liens formés dès l’enfance entre lui et quatre ou cinq de ses
contemporains dont l’intimité réchauffa son cœur d’orphelin et de célibataire.
Cependant, vers la fin de 1831, un concours de circonstances auquel la
sympathie dévouée de Mlle Mars, l’illustre tragédienne, paraît n’avoir pas été étran-
gère, mettait Delacroix sur le chemin du comte de Mornay au moment où ce
grand seigneur, chargé par le gouvernement de la France d’une mission diplo-
matique auprès de l’empereur du Maroc, s’apprêtait à partir pour la terre des
Maures. Le peintre fut invité à accompagner l’ambassadeur. Il accepta et s’em-
barqua sans pouvoir y croire, tant ce départ contrariait ses habitudes séden-
taires. « Ne riez pas trop; c’est très vrai... », écrivait-il à Frédéric Villot. Fa
Perle, corvette spécialement affectée à la mission, quitta Toulon avec ses pas-
sagers le 11 janvier 1832. Le choléra, qui sévissait à ce moment-là, imposait
presque partout de fastidieuses quarantaines. Les relâches furent réduites à
l’indispensable. On ne toucha terre qu’à Algésiras où Delacroix, initié dès ses
jeunes ans à l’Espagne par le peintre des Caprices, qu’il avait copiés et qu’il
portait dans sa mémoire, vit « tout Goya palpiter autour de lui ». Le 24 janvier,
le but est atteint et, saisissant la plume pour raconter ses premières émotions à
son cher Pierret, qu’il ne cessera de prendre de loin pour confident jusqu’au
bout de son voyage, Delacroix s’écrie avec joie : « Enfin devant Tanger! »
A peine débarqué, les visions se succèdent si multiples et si neuves, que
l’artiste, impuissant à se satisfaire, déclare avec dépit : « Il faudrait avoir vingt
bras et quarante-huit heures pour donner une idée de tout cela. » Aussi bien,