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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
son tableau de grandes niasses architecturales. S’il s’était meublé
la mémoire de formes nouvelles, il n’avait pas compris, comme le
fit Durer, la leçon de la Renaissance italienne : il n’avait pas appris
à voir grand, à simplifier les formes. 11 accumule les détails aux
dépens de l’ensemble. En un mot, il reste miniaturiste comme par
devant. Néanmoins, on reconnaît en lui l’architecte de métier à un
certain sens de la valeur constructive des formes architectoniques
qui manque à la plupart des peintres de son époque. Dans la Nais-
sance de la Vierge et Suzanne au bain, Altdorfer nous apparaît, en
somme, comme le précurseur de ces petits maîtres hollandais du
xvne siècle : Peeter Neefs ou Emanuel de Witte, qui se spéciali-
seront dans le tableau d’architecture et les intérieurs d’églises.
Mais si le palais de marbre polychrome joue dans ce tableau de
Suzanne au bain le même rôle prépondérant que la grande fontaine
Renaissance dans la Sainte Famille de 1510, le tempérament de con-
teur d’Altdorfer se donne néanmoins libre carrière dans une infinité
de petites scènes humoristiques qu’on ne découvre pour ainsi dire
qu’à la loupe, en les examinant avec autant de patience que l’artiste
en a mis à les peindre. En regardant de près les alentours du palais,
on finit par découvrir la chaste Suzanne assise dans le parc qui
s’étend au pied de la terrasse : elle a retroussé sa robe par-devant
pour baigner ses pieds nus dans un grand bassin en étain où une
servante verse de l’eau ; une suivante s’approche avec un vase à par-
fums, tandis qu’une autre passe un peigne dans les cheveux blonds
de sa maîtresse. Un tapis d’Orienl est étendu sur le gazon. Suzanne
est sans défiance ; mais le petit chien blotti sur ses genoux flaire
l’approche des deux vieillards libidineux qu’on aperçoit émergeant
de leur cachette, aux aguets derrière un fourré. Cette scène, d’une
naïveté bien germanique, rappelle un petit tableau du musée de
Berlin représentant David cl Bethsabée, que Lucas Cranach peignit
la môme année, en 1526. Les deux vieillards salaces ne peuvent
rien voir de plus que la robe de Suzanne, qui leur tourne le dos;
elle ne leur montre même pas ses jambes. Il n’en faut pas plus sans
doute pour exciter leur lubricité sénile, que le peuple châtie en les
lapidant sur la terrasse du palais. Un peintre italien de la Renais-
sance n’aurait pas manqué cette occasion de peindre une belle femme
nue prenant son bain, et s’offrant inconsciemment tout entière à la
convoitise des deux vieillards. Altdorfer et Cranach se contentent
de faire prendre à leurs héroïnes Suzanne et Bethsabée un chaste
bain de pieds.
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son tableau de grandes niasses architecturales. S’il s’était meublé
la mémoire de formes nouvelles, il n’avait pas compris, comme le
fit Durer, la leçon de la Renaissance italienne : il n’avait pas appris
à voir grand, à simplifier les formes. 11 accumule les détails aux
dépens de l’ensemble. En un mot, il reste miniaturiste comme par
devant. Néanmoins, on reconnaît en lui l’architecte de métier à un
certain sens de la valeur constructive des formes architectoniques
qui manque à la plupart des peintres de son époque. Dans la Nais-
sance de la Vierge et Suzanne au bain, Altdorfer nous apparaît, en
somme, comme le précurseur de ces petits maîtres hollandais du
xvne siècle : Peeter Neefs ou Emanuel de Witte, qui se spéciali-
seront dans le tableau d’architecture et les intérieurs d’églises.
Mais si le palais de marbre polychrome joue dans ce tableau de
Suzanne au bain le même rôle prépondérant que la grande fontaine
Renaissance dans la Sainte Famille de 1510, le tempérament de con-
teur d’Altdorfer se donne néanmoins libre carrière dans une infinité
de petites scènes humoristiques qu’on ne découvre pour ainsi dire
qu’à la loupe, en les examinant avec autant de patience que l’artiste
en a mis à les peindre. En regardant de près les alentours du palais,
on finit par découvrir la chaste Suzanne assise dans le parc qui
s’étend au pied de la terrasse : elle a retroussé sa robe par-devant
pour baigner ses pieds nus dans un grand bassin en étain où une
servante verse de l’eau ; une suivante s’approche avec un vase à par-
fums, tandis qu’une autre passe un peigne dans les cheveux blonds
de sa maîtresse. Un tapis d’Orienl est étendu sur le gazon. Suzanne
est sans défiance ; mais le petit chien blotti sur ses genoux flaire
l’approche des deux vieillards libidineux qu’on aperçoit émergeant
de leur cachette, aux aguets derrière un fourré. Cette scène, d’une
naïveté bien germanique, rappelle un petit tableau du musée de
Berlin représentant David cl Bethsabée, que Lucas Cranach peignit
la môme année, en 1526. Les deux vieillards salaces ne peuvent
rien voir de plus que la robe de Suzanne, qui leur tourne le dos;
elle ne leur montre même pas ses jambes. Il n’en faut pas plus sans
doute pour exciter leur lubricité sénile, que le peuple châtie en les
lapidant sur la terrasse du palais. Un peintre italien de la Renais-
sance n’aurait pas manqué cette occasion de peindre une belle femme
nue prenant son bain, et s’offrant inconsciemment tout entière à la
convoitise des deux vieillards. Altdorfer et Cranach se contentent
de faire prendre à leurs héroïnes Suzanne et Bethsabée un chaste
bain de pieds.