GAZETTE DES BEAUX-ARTS
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toile d’Ernest Laurent, claire, douce, chantante, que fleurissent les
plus délicates harmonies empruntées aux robes du Printemps et
de l’Aurore? Tandis que l’un palpe dans l’ombre, avec des doigts
divinatoires, le visage douloureux de l’humanité, l’autre murmure
l’amoureuse élégie de la femme qui rêve, écoute, attend^ au milieu
des fleurs qu’elle aime parce qu’elles lui ressemblent et des élé-
gances familières qui sont le cadre de sa grâce.
Cependant il est beau qu’à travers les contrastes évidents,
Carrière ait distingué l’affinité cachée et ait ainsi découvert à
nos regards la qualité centrale, si l’on peut dire, de M. Ernest
Laurent. Celui-ci est, autant que le fut Carrière, un amant
perspicace du visage humain, un liseur de pensées, un poète de
l’expression.
N’est-il pas curieux que l’un et l’autre aient été conduits à des
manières de peindre qui ont surpris, déconcerté longtemps la
sympathie du public? Personne n’a oublié tant de critiques et de
railleries sur la brume d’où émergent, dans les tableaux de Carrière,
les gestes et les modelés significatifs. On n’a guère moins reproché
àM. Ernest Laurent l’imprécision des contours, la division des touches
et le léger voile qui semble interposé entre le spectateur et la pein-
ture. Ces pratiques, aussi dissemblables que l’étaient les natures des
deux artistes, c’est l’instinct plus que le raisonnement qui, de part
et d’autre, les inspira; nous reconnaissons le même idéal, vu par
d’autres yeux, traduit par des langages différents. Le voile, là triste
et couleur d’ombre, ici clair et irisé, convient aux œuvres où l’art
humain s’efforce de matérialiser le rêve, de saisir l’impalpable,
d’atteindre l’inaccessible. Nos pensées sont comme les femmes de
l’Orient; il ne leur est pas permis de paraître avec le visage entière-
ment découvert. N’est-ce pas dans les pays où les nuages se gon-
flent et se dissolvent sans trêve au-dessus de nos têtes que nous
apercevons au ciel les merveilles les plus rares?
De telles émotions, de tels secrets ne se laissent pas capter par
des contours précis et rigides, ni par la franchise des teintes plates,
ni même par les jeux contrastés du coloris. 11 faut que le dessin soit
une caresse, que la couleur soit une nuance, et que tous deux agis-
sent comme une incantation : car il n’est pas question de définir,
mais de suggérer. Ce qu’il sent, ce qu’il surprend, ce qu’il devine,
M. Ernest Laurent cherche aie rendre par des équivalences. Il peut
être rangé parmi les coloristes les plus exquis. Cependant on dirait
que, dans ses tableaux, la couleur n’est pas là pour elle-même : le
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toile d’Ernest Laurent, claire, douce, chantante, que fleurissent les
plus délicates harmonies empruntées aux robes du Printemps et
de l’Aurore? Tandis que l’un palpe dans l’ombre, avec des doigts
divinatoires, le visage douloureux de l’humanité, l’autre murmure
l’amoureuse élégie de la femme qui rêve, écoute, attend^ au milieu
des fleurs qu’elle aime parce qu’elles lui ressemblent et des élé-
gances familières qui sont le cadre de sa grâce.
Cependant il est beau qu’à travers les contrastes évidents,
Carrière ait distingué l’affinité cachée et ait ainsi découvert à
nos regards la qualité centrale, si l’on peut dire, de M. Ernest
Laurent. Celui-ci est, autant que le fut Carrière, un amant
perspicace du visage humain, un liseur de pensées, un poète de
l’expression.
N’est-il pas curieux que l’un et l’autre aient été conduits à des
manières de peindre qui ont surpris, déconcerté longtemps la
sympathie du public? Personne n’a oublié tant de critiques et de
railleries sur la brume d’où émergent, dans les tableaux de Carrière,
les gestes et les modelés significatifs. On n’a guère moins reproché
àM. Ernest Laurent l’imprécision des contours, la division des touches
et le léger voile qui semble interposé entre le spectateur et la pein-
ture. Ces pratiques, aussi dissemblables que l’étaient les natures des
deux artistes, c’est l’instinct plus que le raisonnement qui, de part
et d’autre, les inspira; nous reconnaissons le même idéal, vu par
d’autres yeux, traduit par des langages différents. Le voile, là triste
et couleur d’ombre, ici clair et irisé, convient aux œuvres où l’art
humain s’efforce de matérialiser le rêve, de saisir l’impalpable,
d’atteindre l’inaccessible. Nos pensées sont comme les femmes de
l’Orient; il ne leur est pas permis de paraître avec le visage entière-
ment découvert. N’est-ce pas dans les pays où les nuages se gon-
flent et se dissolvent sans trêve au-dessus de nos têtes que nous
apercevons au ciel les merveilles les plus rares?
De telles émotions, de tels secrets ne se laissent pas capter par
des contours précis et rigides, ni par la franchise des teintes plates,
ni même par les jeux contrastés du coloris. 11 faut que le dessin soit
une caresse, que la couleur soit une nuance, et que tous deux agis-
sent comme une incantation : car il n’est pas question de définir,
mais de suggérer. Ce qu’il sent, ce qu’il surprend, ce qu’il devine,
M. Ernest Laurent cherche aie rendre par des équivalences. Il peut
être rangé parmi les coloristes les plus exquis. Cependant on dirait
que, dans ses tableaux, la couleur n’est pas là pour elle-même : le