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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
lonnets, portant chacun une bombe qui devait éclater au bout d’un
certain temps, furent lancés sur la ville par un vent favorable; mais
le vent changea tout à coup et les ballons revinrent en arrière;
quelques-uns même éclatèrent sur le camp autrichien. Les Vénitiens
ne s’étaient alors aperçus de rien, mais les Autrichiens, avec cette
sérénité dans le mensonge qui de nos jours provoque le sourire et qui,
à cette époque, provoquait nos larmes, racontèrent dans un bulletin
officiel que « le général commandant avait, par un sentiment d’hu-
manité, suspendu le bombardement, dans l’espoir que cette ville,
malheureusement égarée, viendrait à réfléchir, et se rendrait, parce
qu’il serait trop facile, autrement, de la réduire en cendres1 ».
Quand, au mois d’aoùt 1849, la ville fut obligée de se rendre par
suite de la famine et du choléra, onze églises et quatorze palais
avaient été touchés. A côté du théâtre de la Fenice, dans le Campo
delle Baie (Campo delle Balle), on peut voir encore une étrange
petite maison dont la façade est ornée de dessins symétriques
exécutés avec tous les projectiles autrichiens qu’un vétéran de ce
siège avait pu recueillir dans Venise.
Après une longue période de paix, cet avertissement demeurait
inutile. Le 23 mai 1915, lorsque l’Italie déclara la guerre, beaucoup
de Vénitiens s’imaginèrent que l’ennemi n’oserait jamais tenter la
destruction de leur ville. Du côté de la terre, elle était défendue par
l’armée; du côté de la mer, par la flotte et les nouvelles et puis-
santes fortifications du Lido. Restait, il est vrai, le ciel...
Pendant un siècle, et plus nombreux que tous les autres, Alle-
mands, Autrichiens et Hongrois étaient venus, avec le monde entier,
adorer Venise et, mêlant leurs soupirs à leurs serments d’amour,
ils s’étaient agenouillés devant sa beauté. Louvain, Ypres, Reims,
Soissons, Arras, infamies inoubliables; mais toucher Venise, jamais!
Le surintendant des monuments de Venise avait envoyé au gouver-
nement une proposition tendant à installer un hôpital dans le Palais
ducal ; une grande croix rouge sur la couverture de plomb du palais :
et tout aurait été sauvé. Ceux-ci étaient les gens pratiques; mais il
y avait aussi les sentimentaux. Quand Corrado Ricci, directeur
général des Beaux-Arts, vint en avril à Venise et en Vénétie, pour
emballer et expédier à l’arrière les tableaux et les objets d’art les
plus précieux, les protestations des autorités furent telles que
M. Salandra, président du Conseil, crut devoir, par un télégramme, 1
1. Du journaljallemaud Le Lloyd du 14 juillet 1849,
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
lonnets, portant chacun une bombe qui devait éclater au bout d’un
certain temps, furent lancés sur la ville par un vent favorable; mais
le vent changea tout à coup et les ballons revinrent en arrière;
quelques-uns même éclatèrent sur le camp autrichien. Les Vénitiens
ne s’étaient alors aperçus de rien, mais les Autrichiens, avec cette
sérénité dans le mensonge qui de nos jours provoque le sourire et qui,
à cette époque, provoquait nos larmes, racontèrent dans un bulletin
officiel que « le général commandant avait, par un sentiment d’hu-
manité, suspendu le bombardement, dans l’espoir que cette ville,
malheureusement égarée, viendrait à réfléchir, et se rendrait, parce
qu’il serait trop facile, autrement, de la réduire en cendres1 ».
Quand, au mois d’aoùt 1849, la ville fut obligée de se rendre par
suite de la famine et du choléra, onze églises et quatorze palais
avaient été touchés. A côté du théâtre de la Fenice, dans le Campo
delle Baie (Campo delle Balle), on peut voir encore une étrange
petite maison dont la façade est ornée de dessins symétriques
exécutés avec tous les projectiles autrichiens qu’un vétéran de ce
siège avait pu recueillir dans Venise.
Après une longue période de paix, cet avertissement demeurait
inutile. Le 23 mai 1915, lorsque l’Italie déclara la guerre, beaucoup
de Vénitiens s’imaginèrent que l’ennemi n’oserait jamais tenter la
destruction de leur ville. Du côté de la terre, elle était défendue par
l’armée; du côté de la mer, par la flotte et les nouvelles et puis-
santes fortifications du Lido. Restait, il est vrai, le ciel...
Pendant un siècle, et plus nombreux que tous les autres, Alle-
mands, Autrichiens et Hongrois étaient venus, avec le monde entier,
adorer Venise et, mêlant leurs soupirs à leurs serments d’amour,
ils s’étaient agenouillés devant sa beauté. Louvain, Ypres, Reims,
Soissons, Arras, infamies inoubliables; mais toucher Venise, jamais!
Le surintendant des monuments de Venise avait envoyé au gouver-
nement une proposition tendant à installer un hôpital dans le Palais
ducal ; une grande croix rouge sur la couverture de plomb du palais :
et tout aurait été sauvé. Ceux-ci étaient les gens pratiques; mais il
y avait aussi les sentimentaux. Quand Corrado Ricci, directeur
général des Beaux-Arts, vint en avril à Venise et en Vénétie, pour
emballer et expédier à l’arrière les tableaux et les objets d’art les
plus précieux, les protestations des autorités furent telles que
M. Salandra, président du Conseil, crut devoir, par un télégramme, 1
1. Du journaljallemaud Le Lloyd du 14 juillet 1849,