GAMTLLE BENOIT
(i851 -192 3) 1
ami qui vient de quitter sa chambre d’infirme et
de malade pour le séjour de la Paix a eu une
vie malheureuse. Je ne pense pas seulement
aux dernières années, à ces années pendant
lesquelles Camille Benoit, aveugle, privé de
toutes les beautés qui avaient réjoui ses yeux
et son esprit, retranché du monde, exilé dans
les ténèbres, cloué dans son fauteuil, puis
dans son lit, nous apparut tour à tour comme
une de ces victimes bourgeoises de la fatalité
que nous peint Balzac ou comme un roi détrôné
de Shakespeare. Dans les moments même où il me disait : « Je crois que
j’aurai connu toutes les variétés de la souffrance humaine », il savait encore
apprécier les biens qui lui étaient conservés : le libre exercice d'un esprit
curieux à la fois du particulier et du général, aspirant à tout connaître,
rêvant de tout approfondir, une mémoire vaste, riche et précise qui suppléait
à la lecture et à F observation devenues impossibles, un dévouement féminin
de tous les instants, des amitiés fidèles.
Non, son malheur vint d’ailleurs, un peu, hélas! de lui-même. Son
malheur, son noble, son magnifique malheur, fut d’avoir visé trop haut,
aussi haut qu’il soit permis à un homme, d’avoir senti en soi quelques -unes
des puissances qui légitiment les plus grands espoirs et de n’avoir pas
réalisé ce qu’il était capable de concevoir, ou de n’en avoir réalisé qu’une
1. Né à Roanne, le 7 décembre i85i, Camille Benoit est mort à Paris le ier juillet 1923.
- 5e PÉRIODE. II
VIII.
(i851 -192 3) 1
ami qui vient de quitter sa chambre d’infirme et
de malade pour le séjour de la Paix a eu une
vie malheureuse. Je ne pense pas seulement
aux dernières années, à ces années pendant
lesquelles Camille Benoit, aveugle, privé de
toutes les beautés qui avaient réjoui ses yeux
et son esprit, retranché du monde, exilé dans
les ténèbres, cloué dans son fauteuil, puis
dans son lit, nous apparut tour à tour comme
une de ces victimes bourgeoises de la fatalité
que nous peint Balzac ou comme un roi détrôné
de Shakespeare. Dans les moments même où il me disait : « Je crois que
j’aurai connu toutes les variétés de la souffrance humaine », il savait encore
apprécier les biens qui lui étaient conservés : le libre exercice d'un esprit
curieux à la fois du particulier et du général, aspirant à tout connaître,
rêvant de tout approfondir, une mémoire vaste, riche et précise qui suppléait
à la lecture et à F observation devenues impossibles, un dévouement féminin
de tous les instants, des amitiés fidèles.
Non, son malheur vint d’ailleurs, un peu, hélas! de lui-même. Son
malheur, son noble, son magnifique malheur, fut d’avoir visé trop haut,
aussi haut qu’il soit permis à un homme, d’avoir senti en soi quelques -unes
des puissances qui légitiment les plus grands espoirs et de n’avoir pas
réalisé ce qu’il était capable de concevoir, ou de n’en avoir réalisé qu’une
1. Né à Roanne, le 7 décembre i85i, Camille Benoit est mort à Paris le ier juillet 1923.
- 5e PÉRIODE. II
VIII.