204
LA GUERRE DU TONKIN
« A droite de la route les turcos. Là brillent les yeux noirs au milieu des
visages basanés, le front rasé, le crâne élevé et coiffé d’une petite calotte de soie
noire. Quelle souplesse dans leurs mouvements, dans leur taille que fait valoir le
costume soutaché si élégant! Le casque nuit à leur expression originale; aussi plu-
sieurs, par coquetterie, prennent et gardent la chéchia.
« C’est là le côté bruyant. Ils sont heureux, ces grands enfants, d’aller faire
enfin parler la poudre. Pendant que l’eau chauffe pour le café, ils forment des
rondes autour du feu et chantent une mélopée bizarre, frappant des mains pour
marquer la cadence.
« Près d’eux, les légionnaires sont plus silencieusement affairés, comme de
vieux troupiers. Beaucoup sont des Alsaciens. Ils ont l’air de rudes et solides
soldats, avec leurs longues moustaches et leur sombre capote.
«Nos petits soldats d’infanterie de marine semblent moins décidés et sont de
tournurepluspacifique. J’enai connu quin’étaient, en janvier dernier, àPontanezen
que de gauches recrues. Ils ont encore l’aspect lourdaud du paysan, mais ils ne
céderont pas, on le sent, leur part de danger.
« Au milieu des groupes, circulent discrètement quelques tirailleurs annamites,
au costume de petite fille, à la démarche efféminée l. Ils se sont vite débrouillés
au campement, et leur table est la première servie et elle l’est bien. Ils savent
trouver les vivres dont les habitants des villages se disent dépourvus. Ces auxi-
liaires de Nam-Dinh sont bien armés de remingtons, mais ils ont l’air peu militaire.
Ils sont à peine encadrés. Un commandant, deux lieutenants, quatre sergents,
tels sont leurs instructeurs et leurs chefs français. Il n’y a pas quarante jours
qu’ils sont armés de fusils.
« A deux heures, nous nous remettons en route. Quelle colonne! Elle a plus de
deux kilomètres de longueur, depuis la tête d’avant-garde jusqu’à la foule dépe-
naillée des coolies brancardiers, cuisiniers, porteurs de vivres et de bagages.
« A cinq heures, arrivée à Pliong. Nous ne sommes cantonnés qu’à la nuit.
Nous nous couchons pendant que le capitaine Dupommier va établir un pont sur le
Bai.
1. Ces indigènes, employés surtout comme éclaireurs dans ce pays qu’ils connaissent beaucoup
mieux que nos soldats, sont de deux sortes : les tirailleurs annamites linh tap (soldats exercés) et
les volontaires tonkinois, Imh mo (soldats gardiens).
Les premiers ont, en effet, l’aspect tout féminin qu’ils doivent à leur large pantalon de soie
noire presque aussi long qu’une jupe, et à leur espèce de camisole bleu-marine sanglée à la taille
par une ceinture rouge à grande boucle. Avec cela ils portent leurs cheveux relevés en chignon
par un peigne d’écaille et se coiffent d’un petit chapeau rond presque plat, qu’ils attachent sous
leur chignon par de larges brides rouges, dont les bouts flottent sur leurs épaules.
Les volontaires tonkinois ont l’air un peu plus martial; leur uniforme, assez rudimentaire, se
compose d’une blouse de toile bleue, avec le numéro de la compagnie, se détachant très gros sur
la poitrine, un pantalon également de toile bleue, une ceinture verte, et un chapeau conique dont
la pointe est peinte aux couleurs françaises.
Les uns comme les autres vont pieds nus.
LA GUERRE DU TONKIN
« A droite de la route les turcos. Là brillent les yeux noirs au milieu des
visages basanés, le front rasé, le crâne élevé et coiffé d’une petite calotte de soie
noire. Quelle souplesse dans leurs mouvements, dans leur taille que fait valoir le
costume soutaché si élégant! Le casque nuit à leur expression originale; aussi plu-
sieurs, par coquetterie, prennent et gardent la chéchia.
« C’est là le côté bruyant. Ils sont heureux, ces grands enfants, d’aller faire
enfin parler la poudre. Pendant que l’eau chauffe pour le café, ils forment des
rondes autour du feu et chantent une mélopée bizarre, frappant des mains pour
marquer la cadence.
« Près d’eux, les légionnaires sont plus silencieusement affairés, comme de
vieux troupiers. Beaucoup sont des Alsaciens. Ils ont l’air de rudes et solides
soldats, avec leurs longues moustaches et leur sombre capote.
«Nos petits soldats d’infanterie de marine semblent moins décidés et sont de
tournurepluspacifique. J’enai connu quin’étaient, en janvier dernier, àPontanezen
que de gauches recrues. Ils ont encore l’aspect lourdaud du paysan, mais ils ne
céderont pas, on le sent, leur part de danger.
« Au milieu des groupes, circulent discrètement quelques tirailleurs annamites,
au costume de petite fille, à la démarche efféminée l. Ils se sont vite débrouillés
au campement, et leur table est la première servie et elle l’est bien. Ils savent
trouver les vivres dont les habitants des villages se disent dépourvus. Ces auxi-
liaires de Nam-Dinh sont bien armés de remingtons, mais ils ont l’air peu militaire.
Ils sont à peine encadrés. Un commandant, deux lieutenants, quatre sergents,
tels sont leurs instructeurs et leurs chefs français. Il n’y a pas quarante jours
qu’ils sont armés de fusils.
« A deux heures, nous nous remettons en route. Quelle colonne! Elle a plus de
deux kilomètres de longueur, depuis la tête d’avant-garde jusqu’à la foule dépe-
naillée des coolies brancardiers, cuisiniers, porteurs de vivres et de bagages.
« A cinq heures, arrivée à Pliong. Nous ne sommes cantonnés qu’à la nuit.
Nous nous couchons pendant que le capitaine Dupommier va établir un pont sur le
Bai.
1. Ces indigènes, employés surtout comme éclaireurs dans ce pays qu’ils connaissent beaucoup
mieux que nos soldats, sont de deux sortes : les tirailleurs annamites linh tap (soldats exercés) et
les volontaires tonkinois, Imh mo (soldats gardiens).
Les premiers ont, en effet, l’aspect tout féminin qu’ils doivent à leur large pantalon de soie
noire presque aussi long qu’une jupe, et à leur espèce de camisole bleu-marine sanglée à la taille
par une ceinture rouge à grande boucle. Avec cela ils portent leurs cheveux relevés en chignon
par un peigne d’écaille et se coiffent d’un petit chapeau rond presque plat, qu’ils attachent sous
leur chignon par de larges brides rouges, dont les bouts flottent sur leurs épaules.
Les volontaires tonkinois ont l’air un peu plus martial; leur uniforme, assez rudimentaire, se
compose d’une blouse de toile bleue, avec le numéro de la compagnie, se détachant très gros sur
la poitrine, un pantalon également de toile bleue, une ceinture verte, et un chapeau conique dont
la pointe est peinte aux couleurs françaises.
Les uns comme les autres vont pieds nus.