N°-32; 2$
15 Décembre 1883.
Vingt-cinquième Annee.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR: M. AD. SIRET.
MEMBRE DE L'ACADEMIE ROY. DE BELGIQUE, ETC.
PARAISSANT DEUX FOIS PAR MOIS.
PRIX PAR AN : BELGIQUE : g FRANCS.
ÉTRANGER : 12 FR.
ADMINISTRATION ET CORRESPONDANCE
A S ^-NICOLAS (BELGIQUE).
SOMMAIRE. L ittkrature : Le rapport du jury
sur le prix quinquennal. — L'athenaeum belge.
— Philippe Lagrange. — Archéologie : Les
fouilles archéologiques : fouilles du P. De la
Croix à Sanxay. — Beaux-Arts : Supplément
au Dictionnaire des peintres. — Chronique géné
raie. — Cabinet de la curiosité. — Annonces.
Littérature.
RAPPORT DU JURY
chargé de juger le concours quinquennal de littérature
française pour la période de 1878-1882 (1)
Monsieur le Ministre,
Le jury chargé de juger le concours quinquennal
de littérature française a l'honneur de vous adresser le
résultat de son examen et de ses délibérations.
Le règlement du concours dit que le jury « décidéra
si parmi les ouvrages soumis à son examen il en est
un qui mérite le prix quinquennal à l'exclusion des
autres et lequel. » Cet article du règlement semble
interdire de couronner les écrivains qui, même en
faisant leurs preuves de talent dans des tentatives
diverses, n'auraient pas produit cependant une œuvre
de sujet et d'exécution supérieurs. C'est un ouvrage
que le jury a eu à désigner, et non tel ou tel auteur
belge qui aura marqué dans les cinq dernières années
de notre vie littéraire.
Ce texte formel peut avoir amené les conclusions
négatives du jury. Nous ne proposons aucun ouvrage
pour le prix. Aucun des livres publiés depuis cinq ans,
aucun de ceux dont les mérites ont été le plus lon-
guement discutés n'a réuni assez de voix pour être
couronné.
11 vous appartient, monsieur le Ministre, de décider
si ce règlement du concours sera maintenu ou modifié,
si les jurys futurs pourront fixer leur choix ou sur un
titre d'ouvrage, quand il y en aura un emportant tous
les suffrages , ou sur un nom d'auteur, quand les
qualités de cet auteur suffiront à le mettre hors de
Pair.
(1) Le jury était composé de :
MM. de Monge, professeur de littérature à l'univer-
sité de Louvain ;
Ed. Fétis, membre de la classe des beaux-arts
de l'Académie royale de Belgique ;
G. Frédérix, homme de lettres ;
Pergameni, professeur à l'université de Bru-
xelles ;
Ch. Potvin, membre de la classe de l'Acadé-
mie royale de Belgique ;
a. Rivier, membre associé de l'Académie
royale de Belgique ;
Stappaerts (F.), membre de l'Académie royale
de Belgique.
Nous n'avons, nous, qu'à vous rendre compte de
nos délibérations. Sur sept membres du jury, cinq ont
voté pour que le prix quinquennal de littérature fran-
çaise fût décerné. Mais ces cinq membres se sont
partagés sur les écrits et les écrivains qui avaient
été réservés pour le dernier débat, pour la désignation
définitive. Trois se sont portées sur les livres de
M. Camille Lemonnier, deux voix sur les livres de
M. Georges Vautier.
« La question, dit le règlement, sera mise aux voix
sans division ; elle ne pourra être résolue affirmati-
vement que par quatre voix au moins. « Après avoir
relu cet article si précis, le jury, qui n'avait donné
à aucun des concurrents la majorité indispensable
pour être proclamé lauréat, a dû s'en tenir au résultat
négatif du concours.
» Quand des récompenses publiques sont proposées,
par l'Etat, a dit un rapporteur de grande autorité à
propos d'un concours de littérature dramatiqne, il est
de bon exemple qu'elles trouvent leur objet; il est
pénible de venir déclarer après examen qu'il n'y a pas
lieu à les décerner. »
Celte juste parole du premier critique de notre
temps se trouve dans un rapport qui proposait de
n'accorder aucun des prix institués, pour les ouvrages
dramatiques, par le gouvernement français. Sainte-
Beuve — car c'était lui qui formulait cette vérité-là —
exprimait ainsi, avec d'autant plus de force son regret
de n'avoir pu couronner aucune des pièces de théâtre
soumises à son examen. C'est un regret que nous
rappelons, pour nous l'approprier. Et nous reprenons
aussi ce que le même juge écrivait de ceux qui n'a-
vaient pu obtenir, à cause du règlement du concours,
ces « récompenses publiques de l'Etat ». — « Dans
le cas présent du moins, ce ne sont pas les talents qui
ont fait faute. »
Nous n'avons pas à caractériser ces talents, à dire
leurs qualités et leurs défauts. Quand il propose de
décerner à un écrivain un prix officiel, le jury a le
devoir de montrer en quoi cet écrivain a fait œuvre
remarquable, et en quoi sa plume a été malhabile. On
comprend que le jury tienne à déclarer s'il a tout ap-
prouvé dans le livre qu'il a distingué entre tous les
autres, et si c'est sur le fond ou sur la forme que portent
ses réserves. Le lauréat peut accepter ces critiques qui
expliquent son succès, et puisque ses juges font la
plus grande part à ses mérites, ils sont bien obligés
d'établir le compte de ces faiblesses.
Pour les auteurs à qui la couronne n'a pas été
attribuée, c'est une autre affaire. 11 n'est pas certain
que nous ayons le droit de les soumettre à une discus-
sion publique, qu'ils n'ont pas demandée. Comme on
ne se présente pas soi-même pour le prix quinquennal
de littérature française, comme c'est le jury qui est
chargé de rechercher, parmi les livres publiés dans
une période de cinq années, celui qui est le plus digne
de la récompense de l'Etat, il est de bonne justice et
de stricte convenance que les auteurs ne s'entendent
pas appliquer, avec ses motifs et considérants, une
condamnation à laquelle ils ne se sont pas eux-mêmes
exposés.
Voilà pourquoi nous n'essayons pas de définir cha-
cun des écrivains qui ont été tour à tour l'objet de nos
délibérations. La revue était intéressante. Elle a per-
mis de mesurer des talents différents, qui ont marqué
dans la poésie ou dans le roman, dans les genres des-
criptifs ou analytiques. Elle a montré aussi que les
défauts de quelques jeunes littérateurs sont de loua-
bles défauts, des recherches excessives du bien dire,
des soucis tourmentés de l'expression rare.
On comprend qu'en notre pays, plus renommé par
ses peintres et par ses musiciens que par ses écrivains,
auquel on a contesté parfois l'art d'écrire délicate-
ment, on comprend jque des plumes impatientes de
faire leurs preuves d'habileté et de souplesse se soient
livrées à de laborieuses fantaisies de style. Si c'est là
le zèle de jeunes esprits, justement désireux de se
faire un nom, sincèrement ambitieux d'une forme
distinguée et personnelle, il n'y a pas grand péril à ce
que le zèle ait produit des affectations et desboursouf-
flures de langages. Tous ceux qui ont commencé par
la manière ne sont pas devenus de bons écrivains.
Mais il vaut mieux commencer par la manière que par
la platitude, et c'est un meilleur signe de la vocation
du style.
Nous avons donc vu, même dans les préciosités
naïves de quelques-uns des livres que nous avons
examinés, un effort, dont il faut se féliciter, vers un
art d'écrire qui soit un art, qui sache et qui pratique
le pouvoir «d'un mot mis en sa place. » Ceux de nos
littérateurs qui sont capables d'atteindre la justesse et
la netteté se dégageront aisément des contournements
d'expressions par lesquels "ils croient donner plus de
relief à leur pensée. On ne s'attarde pas longtemps
dans des affectations faciles, dont la recette est main-
tenant connue des plus maladroits, quand on est en
mesure d'arriver à ce qu'il y a de plus difficile : la pré-
cision, la vérité.
La Belgique, dans les cinquante années de sa vie
littéraire et artistique dont on vient d'écrire l'histoire,
a déjà eu de ces écrivains de langue saine et de vi-
gueur simple. Sa littérature ne date pas d'aujour-
d'hui. Elle a eu plusieurs fois ces variétés de poètes
et de prosateurs, sobres ou excessifs, qui se repro-
duisent périodiquement dans tous les pays. Ceux qui
s'imaginent avoir fondé à eux seuls, et en un seul mo-
15 Décembre 1883.
Vingt-cinquième Annee.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTÉRATURE.
DIRECTEUR: M. AD. SIRET.
MEMBRE DE L'ACADEMIE ROY. DE BELGIQUE, ETC.
PARAISSANT DEUX FOIS PAR MOIS.
PRIX PAR AN : BELGIQUE : g FRANCS.
ÉTRANGER : 12 FR.
ADMINISTRATION ET CORRESPONDANCE
A S ^-NICOLAS (BELGIQUE).
SOMMAIRE. L ittkrature : Le rapport du jury
sur le prix quinquennal. — L'athenaeum belge.
— Philippe Lagrange. — Archéologie : Les
fouilles archéologiques : fouilles du P. De la
Croix à Sanxay. — Beaux-Arts : Supplément
au Dictionnaire des peintres. — Chronique géné
raie. — Cabinet de la curiosité. — Annonces.
Littérature.
RAPPORT DU JURY
chargé de juger le concours quinquennal de littérature
française pour la période de 1878-1882 (1)
Monsieur le Ministre,
Le jury chargé de juger le concours quinquennal
de littérature française a l'honneur de vous adresser le
résultat de son examen et de ses délibérations.
Le règlement du concours dit que le jury « décidéra
si parmi les ouvrages soumis à son examen il en est
un qui mérite le prix quinquennal à l'exclusion des
autres et lequel. » Cet article du règlement semble
interdire de couronner les écrivains qui, même en
faisant leurs preuves de talent dans des tentatives
diverses, n'auraient pas produit cependant une œuvre
de sujet et d'exécution supérieurs. C'est un ouvrage
que le jury a eu à désigner, et non tel ou tel auteur
belge qui aura marqué dans les cinq dernières années
de notre vie littéraire.
Ce texte formel peut avoir amené les conclusions
négatives du jury. Nous ne proposons aucun ouvrage
pour le prix. Aucun des livres publiés depuis cinq ans,
aucun de ceux dont les mérites ont été le plus lon-
guement discutés n'a réuni assez de voix pour être
couronné.
11 vous appartient, monsieur le Ministre, de décider
si ce règlement du concours sera maintenu ou modifié,
si les jurys futurs pourront fixer leur choix ou sur un
titre d'ouvrage, quand il y en aura un emportant tous
les suffrages , ou sur un nom d'auteur, quand les
qualités de cet auteur suffiront à le mettre hors de
Pair.
(1) Le jury était composé de :
MM. de Monge, professeur de littérature à l'univer-
sité de Louvain ;
Ed. Fétis, membre de la classe des beaux-arts
de l'Académie royale de Belgique ;
G. Frédérix, homme de lettres ;
Pergameni, professeur à l'université de Bru-
xelles ;
Ch. Potvin, membre de la classe de l'Acadé-
mie royale de Belgique ;
a. Rivier, membre associé de l'Académie
royale de Belgique ;
Stappaerts (F.), membre de l'Académie royale
de Belgique.
Nous n'avons, nous, qu'à vous rendre compte de
nos délibérations. Sur sept membres du jury, cinq ont
voté pour que le prix quinquennal de littérature fran-
çaise fût décerné. Mais ces cinq membres se sont
partagés sur les écrits et les écrivains qui avaient
été réservés pour le dernier débat, pour la désignation
définitive. Trois se sont portées sur les livres de
M. Camille Lemonnier, deux voix sur les livres de
M. Georges Vautier.
« La question, dit le règlement, sera mise aux voix
sans division ; elle ne pourra être résolue affirmati-
vement que par quatre voix au moins. « Après avoir
relu cet article si précis, le jury, qui n'avait donné
à aucun des concurrents la majorité indispensable
pour être proclamé lauréat, a dû s'en tenir au résultat
négatif du concours.
» Quand des récompenses publiques sont proposées,
par l'Etat, a dit un rapporteur de grande autorité à
propos d'un concours de littérature dramatiqne, il est
de bon exemple qu'elles trouvent leur objet; il est
pénible de venir déclarer après examen qu'il n'y a pas
lieu à les décerner. »
Celte juste parole du premier critique de notre
temps se trouve dans un rapport qui proposait de
n'accorder aucun des prix institués, pour les ouvrages
dramatiques, par le gouvernement français. Sainte-
Beuve — car c'était lui qui formulait cette vérité-là —
exprimait ainsi, avec d'autant plus de force son regret
de n'avoir pu couronner aucune des pièces de théâtre
soumises à son examen. C'est un regret que nous
rappelons, pour nous l'approprier. Et nous reprenons
aussi ce que le même juge écrivait de ceux qui n'a-
vaient pu obtenir, à cause du règlement du concours,
ces « récompenses publiques de l'Etat ». — « Dans
le cas présent du moins, ce ne sont pas les talents qui
ont fait faute. »
Nous n'avons pas à caractériser ces talents, à dire
leurs qualités et leurs défauts. Quand il propose de
décerner à un écrivain un prix officiel, le jury a le
devoir de montrer en quoi cet écrivain a fait œuvre
remarquable, et en quoi sa plume a été malhabile. On
comprend que le jury tienne à déclarer s'il a tout ap-
prouvé dans le livre qu'il a distingué entre tous les
autres, et si c'est sur le fond ou sur la forme que portent
ses réserves. Le lauréat peut accepter ces critiques qui
expliquent son succès, et puisque ses juges font la
plus grande part à ses mérites, ils sont bien obligés
d'établir le compte de ces faiblesses.
Pour les auteurs à qui la couronne n'a pas été
attribuée, c'est une autre affaire. 11 n'est pas certain
que nous ayons le droit de les soumettre à une discus-
sion publique, qu'ils n'ont pas demandée. Comme on
ne se présente pas soi-même pour le prix quinquennal
de littérature française, comme c'est le jury qui est
chargé de rechercher, parmi les livres publiés dans
une période de cinq années, celui qui est le plus digne
de la récompense de l'Etat, il est de bonne justice et
de stricte convenance que les auteurs ne s'entendent
pas appliquer, avec ses motifs et considérants, une
condamnation à laquelle ils ne se sont pas eux-mêmes
exposés.
Voilà pourquoi nous n'essayons pas de définir cha-
cun des écrivains qui ont été tour à tour l'objet de nos
délibérations. La revue était intéressante. Elle a per-
mis de mesurer des talents différents, qui ont marqué
dans la poésie ou dans le roman, dans les genres des-
criptifs ou analytiques. Elle a montré aussi que les
défauts de quelques jeunes littérateurs sont de loua-
bles défauts, des recherches excessives du bien dire,
des soucis tourmentés de l'expression rare.
On comprend qu'en notre pays, plus renommé par
ses peintres et par ses musiciens que par ses écrivains,
auquel on a contesté parfois l'art d'écrire délicate-
ment, on comprend jque des plumes impatientes de
faire leurs preuves d'habileté et de souplesse se soient
livrées à de laborieuses fantaisies de style. Si c'est là
le zèle de jeunes esprits, justement désireux de se
faire un nom, sincèrement ambitieux d'une forme
distinguée et personnelle, il n'y a pas grand péril à ce
que le zèle ait produit des affectations et desboursouf-
flures de langages. Tous ceux qui ont commencé par
la manière ne sont pas devenus de bons écrivains.
Mais il vaut mieux commencer par la manière que par
la platitude, et c'est un meilleur signe de la vocation
du style.
Nous avons donc vu, même dans les préciosités
naïves de quelques-uns des livres que nous avons
examinés, un effort, dont il faut se féliciter, vers un
art d'écrire qui soit un art, qui sache et qui pratique
le pouvoir «d'un mot mis en sa place. » Ceux de nos
littérateurs qui sont capables d'atteindre la justesse et
la netteté se dégageront aisément des contournements
d'expressions par lesquels "ils croient donner plus de
relief à leur pensée. On ne s'attarde pas longtemps
dans des affectations faciles, dont la recette est main-
tenant connue des plus maladroits, quand on est en
mesure d'arriver à ce qu'il y a de plus difficile : la pré-
cision, la vérité.
La Belgique, dans les cinquante années de sa vie
littéraire et artistique dont on vient d'écrire l'histoire,
a déjà eu de ces écrivains de langue saine et de vi-
gueur simple. Sa littérature ne date pas d'aujour-
d'hui. Elle a eu plusieurs fois ces variétés de poètes
et de prosateurs, sobres ou excessifs, qui se repro-
duisent périodiquement dans tous les pays. Ceux qui
s'imaginent avoir fondé à eux seuls, et en un seul mo-