CONCERT SUR L’EAU,
PAR ANNIBAL CARRACHE
De toute la famille des Carraches, qui ramena en Italie le bon goût par
l’observation de la nature et de la vérité, Annibal, le plus célèbre, pa-
roît avoir été le plus singulièrement doué de cette aptitude à l’imitation,
de cette facilité à se rendre maître du vrai, qui, si elle n’est pas toute la
peinture, en compose du moins une partie essentielle. On sait, et ce trait
a déjà été le sujet de plusieurs tableaux, qu’Annibal, fort jeune encore,
:
revenant avec son père de Crémone, où celui-ci avoit été vendre le peu
de bien qu’il possédoit, ils furent, en route, attaqués et dépouillés de
tout par des voleurs, dont Annibal, dans ce court moment d’effroi, sut
si bien saisir les traits, que le portrait qu’il en présenta au podestat ser-
vit à les faire reconnoître. Bellori raconte qu’Augustin, frère aîné d’An-
nibal, exaltant un jour parmi plusieurs artistes la beauté du Laocoon,
remarqua avec peine que son frère ne disoit rien, et lui reprocha de ne
pas sentir les beautés de cet ouvrage; alors Annibal se retourne, et avec
un charbon dessine le groupe sur la muraille comme s’il l’avoit eu
devant les yeux, et de manière à surprendre tous ceux qui étoient
présens; puis, se tournant de nouveau vers son frère, il lui dit en
riant : « Les poètes peignent avec des paroles ; les peintres parlent au
« moyen de leurs œuvres (i). »
Cette imitation parfaite, qui va jusqu’à produire l’illusion, avoit pour
lui un grand attrait. Il louoit avec admiration le Bassan, sur ce qu’étant
entré un jour chez ce peintre, il voulut prendre sur une chaise quelque
chose qui lui parut être un livre, et qui n’étoit qu’un petit morceau de
carton sur lequel le Bassan avoit «représenté, dit-il, un livre en rac-
« courci avec tant d’art que je ne doutai pas que ce ne fût un objet
« fort grand (2). » Il se plut lui-méme à présenter ce genre d’effet. Maffei
parle d’une corniche figurée par Annibal Carrache dans la galerie
Farnèse de telle sorte, que, soit qu’on la regarde d’en bas ou même
d’un lieu plus élevé, elle paroît saillante, et produit l’illusion complète
d’un enfoncement où « l’œil pénètre comme dans le vide jusqu’à un
« tableau qui paroît en occuper le fond (3). »
(1) Bellori, Vie d’Annibal Carrache.
(2) Ce fait est rapporté dans une note écrite par An-
nibal sur son exemplaire de Vasari. Bottari, qui trans-
crit cette note dans l’édition qu’il a donnée de Vasari,
l’attribue à Augustin. Voyez Vasari, édit, de Milan,
1811, t. XIII, p. 38. {Note de Védition de Romed)
(3) Verona III, tom. III, p. 3ao.
PAR ANNIBAL CARRACHE
De toute la famille des Carraches, qui ramena en Italie le bon goût par
l’observation de la nature et de la vérité, Annibal, le plus célèbre, pa-
roît avoir été le plus singulièrement doué de cette aptitude à l’imitation,
de cette facilité à se rendre maître du vrai, qui, si elle n’est pas toute la
peinture, en compose du moins une partie essentielle. On sait, et ce trait
a déjà été le sujet de plusieurs tableaux, qu’Annibal, fort jeune encore,
:
revenant avec son père de Crémone, où celui-ci avoit été vendre le peu
de bien qu’il possédoit, ils furent, en route, attaqués et dépouillés de
tout par des voleurs, dont Annibal, dans ce court moment d’effroi, sut
si bien saisir les traits, que le portrait qu’il en présenta au podestat ser-
vit à les faire reconnoître. Bellori raconte qu’Augustin, frère aîné d’An-
nibal, exaltant un jour parmi plusieurs artistes la beauté du Laocoon,
remarqua avec peine que son frère ne disoit rien, et lui reprocha de ne
pas sentir les beautés de cet ouvrage; alors Annibal se retourne, et avec
un charbon dessine le groupe sur la muraille comme s’il l’avoit eu
devant les yeux, et de manière à surprendre tous ceux qui étoient
présens; puis, se tournant de nouveau vers son frère, il lui dit en
riant : « Les poètes peignent avec des paroles ; les peintres parlent au
« moyen de leurs œuvres (i). »
Cette imitation parfaite, qui va jusqu’à produire l’illusion, avoit pour
lui un grand attrait. Il louoit avec admiration le Bassan, sur ce qu’étant
entré un jour chez ce peintre, il voulut prendre sur une chaise quelque
chose qui lui parut être un livre, et qui n’étoit qu’un petit morceau de
carton sur lequel le Bassan avoit «représenté, dit-il, un livre en rac-
« courci avec tant d’art que je ne doutai pas que ce ne fût un objet
« fort grand (2). » Il se plut lui-méme à présenter ce genre d’effet. Maffei
parle d’une corniche figurée par Annibal Carrache dans la galerie
Farnèse de telle sorte, que, soit qu’on la regarde d’en bas ou même
d’un lieu plus élevé, elle paroît saillante, et produit l’illusion complète
d’un enfoncement où « l’œil pénètre comme dans le vide jusqu’à un
« tableau qui paroît en occuper le fond (3). »
(1) Bellori, Vie d’Annibal Carrache.
(2) Ce fait est rapporté dans une note écrite par An-
nibal sur son exemplaire de Vasari. Bottari, qui trans-
crit cette note dans l’édition qu’il a donnée de Vasari,
l’attribue à Augustin. Voyez Vasari, édit, de Milan,
1811, t. XIII, p. 38. {Note de Védition de Romed)
(3) Verona III, tom. III, p. 3ao.