Le rire: journal humoristique (N.S. 1907 (Nr. 206-256))

LA CAISSIÈRE FATALE

Comme je passais dansla rue desBatignolles,
je fus tout étonné de voir fermé le petit café
blanc qui se trouve en face de la mairie du
XVIP, et où j’avais passé jadis de si bonnes
soirées.

Il y avait bien six mois que je n’y étais entré !

Ma foi, depuis le soir où le patron, cet excel-
lent Bouffre, m’avait surpris en train de frac-
turer à la fois son honneur conjugal et son ti-
roir caisse. Brave Bouffre, va I II m’avait
flanqué à la porte à coups de pied dans le pos-
tére, oubliant de me réclamer les dix louis
qu’il m’avait prêtés aux approches du dernier
terme. Un bien digne homme !

Et son café était fermé ! Serait-il mort ? Peut-
être, car, sur la devanture, un petit carré de
papier était collé !

Je m’approchai. Les dieux soient loués! Il
n’était pas mort, ce sacré Bouffre ! Simplement
il avait fait faillite !

Tout de même j’en demeurais surpris.

Son café était fort bien achalandé, une clien-
tèle de choix, triée sur le volet.

Comment diable,avec une pareille clientèle,
cet animal de Bouffre avait-il trouvé le moyen
de faire faillite? Sans doute devait-il clandes-
tinement entretenir des danseuses!

Et je songeais tristement à la turpitude des
hommes, quand je sentis que l’on me frappait
sur l’épaule.

C’était Troudik, un monsieur dans les
« affaires ».

— Hein ! me fît-il en me montrant la petite
affiche, ça vous en mastique une fissure?

Et il expliqua :

— Vous connaissiez bien Chafoin, le tail-
leur de l’avenue de Clichy?

— Pardieu, m’enorgueillis-je, je lui dois une
trentaine de louis !

— Voilà! Nous en étions tous là, hélas! Et
c’est pour cela que ce malheureux Bouffre a
fait faillite ! C

— Je ne vois pas trop la corrélation...?

— Vous allez voirl Sans doute, apprîtes-vous
le décès de cette infortunée Mme Bouffre, dont
vous explorâtes jadis, sij’ai bonnesouvenance,
les vertèbres lombaires et quelque peu les
épines iliaques?

Mon vieux, on va te sonder

Dessin de Florès.

le satyre de l’opéra. — Vous dansez, j’en suis fort aise... Eh bien, marchez maintenant !

Dessin de Montcabrier.

— Comment! elle est morte?

— Nous la conduisîmes à sa dernière
demeure, voici environ deux mois ! Bouf-
fi’e et nous-mêmes la pleurâmes congrû-
ment. Puis, ses larmes essuyées, cet
excellent Bouffre pensa lui donner une
remplaçante sinon dans sa couche et son
cœur, du moins à sa caisse ; et savez-vous
qui il choisit comme caissière, le mal-
heureux?

— Je ne saurais deviner!

— La veuve elle-même de ce pauvre
Chafoin, lequel était décédé une quinzaine
auparavant! Oui, Mme veuve Chafoin
trôna désormais à la place de cette infor-
tunée dame Bouffre, et le premier soir de
son règne, elle eut l’indélicatesse de de-
mander un acompte à valoir, à ce digne
M. Tronche, ordonnateur des pompes funè-
bres, lequel devait quelque arriéré à feu
son époux.

— Oh!... Voilà assurément de ces choses
qui ne se font point!

— N’est-ce pas? Tronche donna l’éveil
et désormais, les clients, qui étaient éga-
lement ceux de l’infortuné Chafoin, déser-
tèrent le petit café blanc, et portèrent leur
clientèle vers une autre maison, où ils
purent déguster leur ballon blonde bien
tirée, sans risquer de se faire demander un
acompte par la veuve d’un de leurs fournis-
seurs défunt! Et voilà, mon cher, comment,
à cause de son imprudence, cet excellent
Bouffre a été poussé vers la faillite!

Et ce disant, Troudik me quitta, non
sans avoir touché une dent de tigre qui
breloquait à sa chaîne de montre, car un
huissier venait de le saluer.

Rodolphe Bringer.