Le rire: journal humoristique (N.S. 1908 (Nr. 257-308))

PROPRETÉ

Nous devisions, Bref et moi, à la terrasse monotabulaire du
Café de la Mairie. Sa joie et son étonnement lui furent un mé-
lange plus délicieux que le vermouth grenadine, quand il apprit
que je connaissais les Barbot.

— En voilà des types, fit-il. Ils habitent à une encablure de
chez moi, et il n’est pas de matin où ma servante en revenant
du marché ne rapporte sur eux quelque anecdote encore mieux
assaisonnée que la précédente. Le manteau monotone de ma vie,
ils le paillettent de leur orfèvrerie louphoque, ou plutôt de leur
abelorfaivrerie...

— Moi, dis-je, je les connais de longue date, car ils ont
occupé, durant des années, à Paris, le 4e étage de la maison qui
fait.face à la nôtre. Leurs allures, dès le premier jour, nous
avaient paru si bizarres, que nous nous appliquâmes à les obser-
ver, et c’est par muids que nous nous sommes fait du bon sang
à ce jeu.

Ils avaient une petite bonne fort avenante, perpétuellement
vêtue de robes blanches immaculées et qui, probablement, ne
leur servait que de figurante, car dès le matin, c’est la dame
qu’on voyait vaquer aux travaux du ménage. Elle y déployait
une frénésie extraordinaire.

Pour l’astiquer, elle se lançait sur le parquet, telle une Wal-
kyrie en délire.

Après maintes glissades et virevoltes, elle se précipitait brus-
quement à plat ventre comme pour saluer quelque soudain
padischah. L’illusion était d’autant plus plausible, qu’elle avait
la tète entortillée d’un torchon en forme de turban. Mais il n’y
avait aucun salamalec là-dedans: la brave dame pourchassait
simplement quelques poussières rebelles jusque dans leurs der-
niers retranchements.

Le démon de la propreté la possédait, corps et âme. Elle
époussetait ses bibelots avec un petit plumeau; puis, à l’aide
d'une brosse ad hoc, elle épouillait le plumeau, pour purifier
ensuite la brosse de son souffle véhément.

Quand venait le tour de la descente de lit, non seulement elle
la secouait à tour de bras au risque de passer à sa suite par la
fenêtre, mais encore la brossait-elle pouce par pouce avec tant
d’acharnement que nous nous attendions chaque .jour à en voir
disparaître les dessins, comme sous l’effort d’une gomme gigan-
tesque. Et ce n’était pas tout! Par-dessus le marché, elle débar-
bouillait l'innocente carpette avec un chiffon imbibé de je ne
sais quel antiseptique saugrenu, car à cette propreté terrible,
se joignait la non moins terrible peur du microbe!

— Mieux portant que moi? Mais vous êtes maigre comme un clou?

— C’est justement pour ça que j’ai une santé de fer !...

Dessin de Dépaqdit.

Lorsque je connus ce détail, je compris pourquoi les chaus-
sures, après s’être vu raclées du lacet à la semelle, étaient igno-
minieusement exilées sur le balcon dans une sorte de gai de-
manger; pourquoi la soubrette passait la fleur de son temps à se
curer les ongles, et pourquoi le monsieur, dès qu’il rentrait di*
bureau, apparaissait en caleçon et secouait éperdument son pan-
talon dans l’espace...

— Maintenant, dit Bref, que maître Barbot a sa retraite, ils
sont encore plus propres et antimicrobards que par le passé. On
ne pénètre chez eux qu’après avoir chaussé d’énormes sandales
disposées à cet effet dans le vestibule. On croirait entrer dans
une mosquée. Leur corridor est pavé de dalles noires et blan-
ches. Chaque matin, les dalles blanches sont lavées au savon
noir, afin de demeurer virginalement mates; et les noires, dont
la mission est de reluire ténébreusement, sont passées à la cire
vierge. Tu vois la minutie qu’exige ce travail : il faut presque
avoir le talent d’un Meissonier pour le mener à bien.

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— Cette petite baronne russe, c’était une vraie peste...

— Et maintenant?

— C’est un vrai choléra! Dessin de A. Guillaume.