L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1867 ILLUSTRÉE.
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de l'authenticité d'AbduI-Azis, et je parie
bien que les partis exploiteront beaucoup
cette déconvenue. C'est un faux empereur des
Turcs, dira-t-on, que la Sublime-Porte a expé-
dié à la France pour venger l'expédition de
Syrie !
Ce n'est pas qu'au fond je ne regrette ce
nivellement des mœurs et des coutumes. Je
suis un peu comme le Parisien qui demande
qu'on ne lui ressemelé pas, quand on se
donne la peine de venir le voir, et surtout de
si loin ! Mais il n'en est pas moins vrai que
l'erreur est grande, si l'on cherche l'Orient
exclusivement dans les ballets de l'Opéra, et il
y a entêtement à vouloir que le pays du soleil
soit absolument habité par d'admirables créa-
tures, n'ayant absolument rien à faire qu'à
su rouler sur des tapis, à brûler des par-
fums, ou à danser, en lançant des sourires à
un gros Turc accroupi sur un divan et fumant
sa pipe de terre rouge dorée.
La vie est autre là-bas. Ces femmes vê-
tues de soie et d'or sont les exceptions. Sa-
luons-les néanmoins. Elles existent, et les
galeries du Maroc, de la Tunisie et de l'Egypte
nous les montrent très-fidèlement dans leurs
costumes essentiellement originaux. Je n'ai
pas su, malheureusement, me mettre dans la
tête les noms des diverses parties de ces cos-
tumes. J'aurais là, cependant, une belle occa-
sion de faire de l'érudition ! Parler de l'Orient
et ne pas savoir un mot d'arabe ! Comme
cela ferait bien, cependant, si, au lieu de
dire que les pieds mignons de cette jeune
Tunisienne sont enfermés dans des pan-
toufles jaunes, j'écrivais : — « D'élégants
chébrillas retiennent prisonniers ses pieds,
qui frémissent en cadence au son du kameut-
cha ou du tebilet, dont les accents sonores
annoncent une douce et rêveuse quadria. » —
Ce qui veut dire que la voluptueuse enfant a
des pantoufles aux pieds, et qu'elle se pré-
pare à danser, accompagnée d'une cymbale
ou d'un violon à quatre cordes* instruments
qui forment l'orchestre des chanteurs de
couplets....
Peuh! que cela est vulgaire. Théophile
Gautier rougirait d'entendre ainsi parler.
Et puis ne faut-il pas encadrer ces cos-
tumes d'un paysage? Dans quel fond se dé-
tache ce dromadaire conduit par un nègre,
escorté d'un riche cavalier, et dont le pas
cadencé endort la jeune femme perdue dans
un nid de soieries ? Voyez à l'horizon les
tours et les minarets; les habitations aux
murs blancs, que le pinceau de Decamps
evcellait à rendre! Maintenant, près du
groupe principal, le contraste : près de la
richesse, la misère; près de la rêverie, le
travail. Une femme passe en long manteau
brun, le visage entièrement couvert; c'est la
petite bourgeoise de l'Orient; ses vêtements
sont plus que modestes, et il faut beaucoup
deviner pour découvrir à travers ces grands
plis droits un corps souple, une taille élé-
gante. J'aime mieux cette ménagère robuste
et sans souci de sa beauté plébéienne, qui
court portant ses amphores, l'une sur sa
tête, l'autre sur sa main droite, et suivie de
l'enfant qui s'attache à sa robe et marque
ses petits pas sur les pas de sa mère.
Tout cela fait tableau —et tout cela est
réel. L'Exposition nous le fait voir; chacun
peut toucher à ces tissus — et j'avais bien
raison quand je disais que la classe 02 en
apprendrait plus long, en un jour, à tout le
public parisien sur la vie des peuples, que
les meilleurs traités de géographie et d'éco-
nomie politique. Il y a là des tissus admi-
rables o*e fraîcheur et de finesse. Chacun,
d'ailleurs, peut les regarder faire dans la
galerie du Travail manuel. C'est merveilleux
de simplicité, je dirai plus, de grossièreté.
Le métier ressemble à un jouet d'enfant, et
l'ouvrier qui travaille a des mains de forge-
ron. C'est la toile d'araignée tissée par un
bourdon.
Mais c'est alors que vous conduirez vus
lecteurs en Chine, que le travail paraîtra plus
merveilleux encore ! Je signalerai surtout
comme une excentricité charmante les tuni-
ques faites en filets de soie, et dont chaque
maille est enroulée d'un tube de bambou :
aux jours de grande chaleur, la chinoise revêt
cette tunique qui tient éloignée de la peau la
chemise de soie, et prévient ainsi le contact
gênant du tissu.
Je ne puis malheureusement décrire ces
élégances et ces originalités qu'en visiteur
curieux et ignorant. Je ne sais pas les se-
crets de cet art — c'est bien le mot — qui
crée les étoffes, et je n'apprends rien à vos
lecteurs qui ontvu comme moi, et qui comme
moi ont admiré!
Ce que j'ai voulu savoir, seulement, et ce
que peut-être ils ne savent pas, ,ce sont les
prix de ces vêtements, leur valeur et leur
durée. Beaucoup sont chers, parce qu'ils se
compliquent de mille détails; mais il y a
telles parties qui durent presque autant que
les familles. Ils se transmettent des pères
aux enfants; ils résistent au temps et à l'u-
sage. Dans notre langage occidental, nous
dirions que c'est un capital sans cesse ex-
ploité et qui ne s'éteint jamais! Il en est
d'autres dont le bon marché est incroyable.
C'est que le modèle ne varie pas, et que
la Mode, — cette fée révolutionnaire — ne
vient pas troubler chaque jour le travail du
tisseur.
J'ai recueilli aussi bien des chiffres. Je n'ose
cependant vous les donner. Que ne dirait-on
pas, si l'on nous voyait faire ainsi passer
l'Orient par la tenue des livres d'un commis
du Petit Saint-Thomas ou du Printemps! Fi!
dresser le prix-courant des voiles des aimées !
Plus de poésie et plus de parfums! L'indus-
trie! le commerce! ah! les gros mots que
voilà, et comme ils jurent à l'oreille, quand
on s'égare au milieu de ces richesses pleines
de soleil et d'amour!...
Cela est si vrai, que mes guides sont demeu-
rés tout surpris de ma barbare curiosité. Ils
hésitaient à me répondre. Beaucoup ignoraient
même les prix que je demandais. Ils pen-
saient que je voulais ces costumes, et ils rne
les offraient, —tout honteux d'avoir à les
vendre. L'un d'eux — et ceci est un joli
trait de mœurs — m'a répondu : « Cette tu-
nique, c'est tant! — Comment, si cher? —
Oh! Monsieur, l'esclave vaut tant, à elle
seule !» — Le malheureux m'avait fait le
prix de la femme et du vêtement. Ils sont
inséparables.
Oui, ces tissus de soie ou de laine, ces
dorures, ces voiles, ces dentelles, tout cela
veut une nature à part; tout cela dépé-
rirait sous notre ciel, comme dépérit la
plante des tropiques.... II avait raison, mon
guide. Ne prenez rien à l'Orient, si vous ne
pouvez tout lui prendre ; laissez le vêtement
si vous ne prenez pas l'esclave, et laissez
l'esclave si vous n'avez pas le soleil!...
Bien à vous.
Ehmest Dréolle.
IV
La Panification à l'Exposition univenelle.
On se refuserait à croire, si nous n'en
étions pas les témoins forcés, que le pre-
mier et le plus ancien de tous les arts est le
moins avancé, nous dirions presque le plus
sauvage et le plus barbare. Entrez dans la
plus vantée des boulangeries de la capitale ;
suivez dans tous ses détails l'opération maté-
rielle de la transformation de la farine en
pain; vous ne verrez pas sans douleur que,
quoique sans cesse répétée depuis quatre
à cinq mille ans, elle n'a fait absolument
aucun progrès; vous sortirez l'âme attristée
et le cœur soulevé, si tant est même que
ce pénible travail ne vous ait pas inspiré
un profond dégoût. En plein dix-neuvième
siècle, pétrir le pain est un cruel labeur : il
faut fouler profondément de ses poings fermés
une masse de pâle gluante, l'enlacer de ses
bras nerveux, la soulever avec de grands
efforts et la rejeter brusquement cinq ou six
fois. Aussi l'ouvrier xhargé d'une telle be-
sogne a-t-il reçu le nom trop significatif
de geindre, parce que sa fatigue et ses souf-
frances se trahissent par des gémissements
involontaires et sourds. Bientôt son corps
entier ruisselle de sueur, et il n'arrive qu'é-
puisé de forces au terme de cette lutte inhu-
maine. Après son travail de la nuit ter-
miné, ce sont de nouvelles souffrances; la
poussière fine qu'il a soulevée et respirée
malgré lui en grande quantité engorge ses
poumons, et excite une toux quelquefois opi-
niâtre.
La cuisson du pain est plus effrayante en.
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de l'authenticité d'AbduI-Azis, et je parie
bien que les partis exploiteront beaucoup
cette déconvenue. C'est un faux empereur des
Turcs, dira-t-on, que la Sublime-Porte a expé-
dié à la France pour venger l'expédition de
Syrie !
Ce n'est pas qu'au fond je ne regrette ce
nivellement des mœurs et des coutumes. Je
suis un peu comme le Parisien qui demande
qu'on ne lui ressemelé pas, quand on se
donne la peine de venir le voir, et surtout de
si loin ! Mais il n'en est pas moins vrai que
l'erreur est grande, si l'on cherche l'Orient
exclusivement dans les ballets de l'Opéra, et il
y a entêtement à vouloir que le pays du soleil
soit absolument habité par d'admirables créa-
tures, n'ayant absolument rien à faire qu'à
su rouler sur des tapis, à brûler des par-
fums, ou à danser, en lançant des sourires à
un gros Turc accroupi sur un divan et fumant
sa pipe de terre rouge dorée.
La vie est autre là-bas. Ces femmes vê-
tues de soie et d'or sont les exceptions. Sa-
luons-les néanmoins. Elles existent, et les
galeries du Maroc, de la Tunisie et de l'Egypte
nous les montrent très-fidèlement dans leurs
costumes essentiellement originaux. Je n'ai
pas su, malheureusement, me mettre dans la
tête les noms des diverses parties de ces cos-
tumes. J'aurais là, cependant, une belle occa-
sion de faire de l'érudition ! Parler de l'Orient
et ne pas savoir un mot d'arabe ! Comme
cela ferait bien, cependant, si, au lieu de
dire que les pieds mignons de cette jeune
Tunisienne sont enfermés dans des pan-
toufles jaunes, j'écrivais : — « D'élégants
chébrillas retiennent prisonniers ses pieds,
qui frémissent en cadence au son du kameut-
cha ou du tebilet, dont les accents sonores
annoncent une douce et rêveuse quadria. » —
Ce qui veut dire que la voluptueuse enfant a
des pantoufles aux pieds, et qu'elle se pré-
pare à danser, accompagnée d'une cymbale
ou d'un violon à quatre cordes* instruments
qui forment l'orchestre des chanteurs de
couplets....
Peuh! que cela est vulgaire. Théophile
Gautier rougirait d'entendre ainsi parler.
Et puis ne faut-il pas encadrer ces cos-
tumes d'un paysage? Dans quel fond se dé-
tache ce dromadaire conduit par un nègre,
escorté d'un riche cavalier, et dont le pas
cadencé endort la jeune femme perdue dans
un nid de soieries ? Voyez à l'horizon les
tours et les minarets; les habitations aux
murs blancs, que le pinceau de Decamps
evcellait à rendre! Maintenant, près du
groupe principal, le contraste : près de la
richesse, la misère; près de la rêverie, le
travail. Une femme passe en long manteau
brun, le visage entièrement couvert; c'est la
petite bourgeoise de l'Orient; ses vêtements
sont plus que modestes, et il faut beaucoup
deviner pour découvrir à travers ces grands
plis droits un corps souple, une taille élé-
gante. J'aime mieux cette ménagère robuste
et sans souci de sa beauté plébéienne, qui
court portant ses amphores, l'une sur sa
tête, l'autre sur sa main droite, et suivie de
l'enfant qui s'attache à sa robe et marque
ses petits pas sur les pas de sa mère.
Tout cela fait tableau —et tout cela est
réel. L'Exposition nous le fait voir; chacun
peut toucher à ces tissus — et j'avais bien
raison quand je disais que la classe 02 en
apprendrait plus long, en un jour, à tout le
public parisien sur la vie des peuples, que
les meilleurs traités de géographie et d'éco-
nomie politique. Il y a là des tissus admi-
rables o*e fraîcheur et de finesse. Chacun,
d'ailleurs, peut les regarder faire dans la
galerie du Travail manuel. C'est merveilleux
de simplicité, je dirai plus, de grossièreté.
Le métier ressemble à un jouet d'enfant, et
l'ouvrier qui travaille a des mains de forge-
ron. C'est la toile d'araignée tissée par un
bourdon.
Mais c'est alors que vous conduirez vus
lecteurs en Chine, que le travail paraîtra plus
merveilleux encore ! Je signalerai surtout
comme une excentricité charmante les tuni-
ques faites en filets de soie, et dont chaque
maille est enroulée d'un tube de bambou :
aux jours de grande chaleur, la chinoise revêt
cette tunique qui tient éloignée de la peau la
chemise de soie, et prévient ainsi le contact
gênant du tissu.
Je ne puis malheureusement décrire ces
élégances et ces originalités qu'en visiteur
curieux et ignorant. Je ne sais pas les se-
crets de cet art — c'est bien le mot — qui
crée les étoffes, et je n'apprends rien à vos
lecteurs qui ontvu comme moi, et qui comme
moi ont admiré!
Ce que j'ai voulu savoir, seulement, et ce
que peut-être ils ne savent pas, ,ce sont les
prix de ces vêtements, leur valeur et leur
durée. Beaucoup sont chers, parce qu'ils se
compliquent de mille détails; mais il y a
telles parties qui durent presque autant que
les familles. Ils se transmettent des pères
aux enfants; ils résistent au temps et à l'u-
sage. Dans notre langage occidental, nous
dirions que c'est un capital sans cesse ex-
ploité et qui ne s'éteint jamais! Il en est
d'autres dont le bon marché est incroyable.
C'est que le modèle ne varie pas, et que
la Mode, — cette fée révolutionnaire — ne
vient pas troubler chaque jour le travail du
tisseur.
J'ai recueilli aussi bien des chiffres. Je n'ose
cependant vous les donner. Que ne dirait-on
pas, si l'on nous voyait faire ainsi passer
l'Orient par la tenue des livres d'un commis
du Petit Saint-Thomas ou du Printemps! Fi!
dresser le prix-courant des voiles des aimées !
Plus de poésie et plus de parfums! L'indus-
trie! le commerce! ah! les gros mots que
voilà, et comme ils jurent à l'oreille, quand
on s'égare au milieu de ces richesses pleines
de soleil et d'amour!...
Cela est si vrai, que mes guides sont demeu-
rés tout surpris de ma barbare curiosité. Ils
hésitaient à me répondre. Beaucoup ignoraient
même les prix que je demandais. Ils pen-
saient que je voulais ces costumes, et ils rne
les offraient, —tout honteux d'avoir à les
vendre. L'un d'eux — et ceci est un joli
trait de mœurs — m'a répondu : « Cette tu-
nique, c'est tant! — Comment, si cher? —
Oh! Monsieur, l'esclave vaut tant, à elle
seule !» — Le malheureux m'avait fait le
prix de la femme et du vêtement. Ils sont
inséparables.
Oui, ces tissus de soie ou de laine, ces
dorures, ces voiles, ces dentelles, tout cela
veut une nature à part; tout cela dépé-
rirait sous notre ciel, comme dépérit la
plante des tropiques.... II avait raison, mon
guide. Ne prenez rien à l'Orient, si vous ne
pouvez tout lui prendre ; laissez le vêtement
si vous ne prenez pas l'esclave, et laissez
l'esclave si vous n'avez pas le soleil!...
Bien à vous.
Ehmest Dréolle.
IV
La Panification à l'Exposition univenelle.
On se refuserait à croire, si nous n'en
étions pas les témoins forcés, que le pre-
mier et le plus ancien de tous les arts est le
moins avancé, nous dirions presque le plus
sauvage et le plus barbare. Entrez dans la
plus vantée des boulangeries de la capitale ;
suivez dans tous ses détails l'opération maté-
rielle de la transformation de la farine en
pain; vous ne verrez pas sans douleur que,
quoique sans cesse répétée depuis quatre
à cinq mille ans, elle n'a fait absolument
aucun progrès; vous sortirez l'âme attristée
et le cœur soulevé, si tant est même que
ce pénible travail ne vous ait pas inspiré
un profond dégoût. En plein dix-neuvième
siècle, pétrir le pain est un cruel labeur : il
faut fouler profondément de ses poings fermés
une masse de pâle gluante, l'enlacer de ses
bras nerveux, la soulever avec de grands
efforts et la rejeter brusquement cinq ou six
fois. Aussi l'ouvrier xhargé d'une telle be-
sogne a-t-il reçu le nom trop significatif
de geindre, parce que sa fatigue et ses souf-
frances se trahissent par des gémissements
involontaires et sourds. Bientôt son corps
entier ruisselle de sueur, et il n'arrive qu'é-
puisé de forces au terme de cette lutte inhu-
maine. Après son travail de la nuit ter-
miné, ce sont de nouvelles souffrances; la
poussière fine qu'il a soulevée et respirée
malgré lui en grande quantité engorge ses
poumons, et excite une toux quelquefois opi-
niâtre.
La cuisson du pain est plus effrayante en.