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L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1867 ILLUSTREE.
gaspillant la vie et le temps, ne laissa jamais
aucune place à rien de grand, de sensé ou
même de prudent.
Voyez quelle profusion de nœuds de rubans,
de festons, de fleurs et de fruits, s'enroulent
et se déroulent, se cherchent, s'appellent, se
joignent et puis se séparent ! Et remarquez
aussi les enfants Amours semés de toutes
parts dans la guirlande ! On dirait un esBaim
d'abeilles, une volée d'oiseaux.
Frais, joyeux, rebondis, ils prennent toutes
les poses et affectent toutes les physionomies
les plus diverses. Tantôt
ils jouent avec les fruits et
les fleurs, tantôt ils se pour-
suivent, s'embrassent et se
caressent; tantôt ils se tour-
nent le dos et se boudent;
puis ils se réconcilient
pour se brouiller encore.
Joli travail et fins reliefs !
Art plein de grâce et de
sourires, mais d'une portée
un peu courte.
On se plaisait à ces me-
nus badinages, à tout ce
petit manège, et l'on ap-
plaudissait et l'on encoura-
geait l'artiste qui était ha-
bile à inventer et façonner-
ces sortes de mélanges et
de groupes. C'était là le
goût du temps.
Eli bien! tout cela, en
effet, représentait fidèle-
ment, mais en miniature et
en raccourci, le train jour-
nalier, les habitudes con-
stantes de folie, d'incon-
stance et de légèreté des
seigneurs et des dames de la
cour, tous jeunes et riches,
tous élégants et beaux, tous
légers et fous. Ils n'étaient
pas méchants, sans doute,
«t, pourvu que rien ne vînt
entraver leurs vives et dou-
ces joies, ils permettaient au
reste du genre humain de se
conduire à sa guise; mais
ils n'étaient pas bons, et
l'on ne cite pas un senti-
ment généreux qui, un jour ou l'autre, se
soit ému dans leur cœur ou ait sonné sur
leurs lèvres.
Comme ce miroir, s'il ressemblait aux mi-
roirs des contes de fées, qui s'animent et se
transforment sous un coup de baguette et se
mettent à parler, comme ce miroir serait cu-
rieux à entendre ! Quels souvenirs il a dû
garder de la foule aux dissipations inépui-
sables qui a défilé devant lui en cette an-
née 1670 ! Il a connu et reflété les traits du
brillant et satirique duc de Rochester et du
beau Sidney! Mlle Jennings et Mlle Temple
l'ont consulté sur la blancheur de leur teint
et sur la flamme de leurs regards, et aussi
Mlle Hamilton, qui était toute grâce et tout
charme, nous dit son frère! De combien de
coquetteries, de dissimulations, de perfidies
même, ne s'est-il pas montré le complice ou
l'auxiliaire?...Que nous dirait-il de Mlle Hu-
bert et de Mlle Stewart, et de Charles II, le
moins sérieux des rois, et de Jacques II, le
plus vicieux et le plus bigot des despotes ?
Tous les Mémoires du chevalier de Gram-
mont me sont revenus à l'esprit. Mais en con-
templant ce cristal froid et impassible, qui
alla mourir à Saint-Germain, pendant que
le roi Guillaume, dont on n'a point, que je
sache, recueilli le miroir, inaugurait défini-'
tivement, en Angleterre, l'ère des libertés pu-
bliques.
Le miroir de Charles ll,qui se trouve main-
tenant en la possession de S. M. la reine
Victoria, ne laisse pas, vous le voyez, d'être
pour nous d'un vif intérêt et d'un salutaire
enseignement. C'est une œuvre considérable
et d'un grand prix assurément, mais, qui a,
de plus, la haute valeur d'une belle page
d'histoire. Or, vous vous
souvenez que Cicéron disait
de l'histoire, qu'elle est la
maîtresse, l'institutrice do
la vie, magistra vitse.
Octave Lacroix.
SEE RETROSPECTIF. — MIROIR DE CHARLES II (salle
n'a pas même gardé l'ombre des personnages
évanouis, je me suis pris à penser à la fragilité
de nos amours, de nos ambitions, de notre
fortune, et à l'exactitude ligoureuse de ce
mot qui compare l'empreinte que laissent les
gens frivoles sur la terre à celle que fait un
vaisseau sur les vagues. Leur miroir a sur-
vécu, mais où sont les Stuarts 1 Où retrouver
leur main dans les institutions libérales de
leur pays ?
On assure que Charles II a inventé cette
exclamation, qui fut reprise plus tard par
Louis XV : « Après moi, le déluge ! » Le dé-
luge ne tarda pas à venir, et Jacques II s'en
III
La rue de Lorraine.
Il est parfois peu aisé de
donner aux visiteurs du
Champ de Mars des rensei-
gnements topographiques
assez précis et assez clairs
pour que, sans tâtonne-
ments, ils puissent se re-
trouver dans le dédale des
voies rayonnantes et des
voies concentriques. Ce
n'est pas le cas pour la Rue
de Lorraine.
Tout le monde connaît
la porte Rapp; c'est l'entrée
la plus populaire, et cer-
tainement le tourniquet le
plus productif. C'est celle-ci
qu'il faut prendre pour ar-
river directement à notre
rue.
Après avoir jeté un coup
d'oeil sur le Charlemagne et
le don Pedro, empereur du
Brésil, deux statues colos-
sales dues au ciseau magis-
tral de M. Louis Rochet,
on fait quelques pas vers
la gauche, où vous attirent les éclats de
rire et les cris joyeux d'une foule qui se
renouvelle sans cesse. On ne tarde pas à
découvrir la cause de cette gaieté tt de cet
attroupement. Une fontaine verse là sans in-
termittence l'eau de la Dhuys, et le public
altéré, harassé, qui ne peut se permettre les
consommations surélevées des cafés et des
estaminets du promenoir, prend gaiement
son parti et se rafraîchit avec cette onde
plus ou moins pure, en l'assaisonnant
de lazzis de tout genre et de toute por-
tée. La brasserie de Strasbourg, qui est
en face, trouve que sa voisine est une
L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1867 ILLUSTREE.
gaspillant la vie et le temps, ne laissa jamais
aucune place à rien de grand, de sensé ou
même de prudent.
Voyez quelle profusion de nœuds de rubans,
de festons, de fleurs et de fruits, s'enroulent
et se déroulent, se cherchent, s'appellent, se
joignent et puis se séparent ! Et remarquez
aussi les enfants Amours semés de toutes
parts dans la guirlande ! On dirait un esBaim
d'abeilles, une volée d'oiseaux.
Frais, joyeux, rebondis, ils prennent toutes
les poses et affectent toutes les physionomies
les plus diverses. Tantôt
ils jouent avec les fruits et
les fleurs, tantôt ils se pour-
suivent, s'embrassent et se
caressent; tantôt ils se tour-
nent le dos et se boudent;
puis ils se réconcilient
pour se brouiller encore.
Joli travail et fins reliefs !
Art plein de grâce et de
sourires, mais d'une portée
un peu courte.
On se plaisait à ces me-
nus badinages, à tout ce
petit manège, et l'on ap-
plaudissait et l'on encoura-
geait l'artiste qui était ha-
bile à inventer et façonner-
ces sortes de mélanges et
de groupes. C'était là le
goût du temps.
Eli bien! tout cela, en
effet, représentait fidèle-
ment, mais en miniature et
en raccourci, le train jour-
nalier, les habitudes con-
stantes de folie, d'incon-
stance et de légèreté des
seigneurs et des dames de la
cour, tous jeunes et riches,
tous élégants et beaux, tous
légers et fous. Ils n'étaient
pas méchants, sans doute,
«t, pourvu que rien ne vînt
entraver leurs vives et dou-
ces joies, ils permettaient au
reste du genre humain de se
conduire à sa guise; mais
ils n'étaient pas bons, et
l'on ne cite pas un senti-
ment généreux qui, un jour ou l'autre, se
soit ému dans leur cœur ou ait sonné sur
leurs lèvres.
Comme ce miroir, s'il ressemblait aux mi-
roirs des contes de fées, qui s'animent et se
transforment sous un coup de baguette et se
mettent à parler, comme ce miroir serait cu-
rieux à entendre ! Quels souvenirs il a dû
garder de la foule aux dissipations inépui-
sables qui a défilé devant lui en cette an-
née 1670 ! Il a connu et reflété les traits du
brillant et satirique duc de Rochester et du
beau Sidney! Mlle Jennings et Mlle Temple
l'ont consulté sur la blancheur de leur teint
et sur la flamme de leurs regards, et aussi
Mlle Hamilton, qui était toute grâce et tout
charme, nous dit son frère! De combien de
coquetteries, de dissimulations, de perfidies
même, ne s'est-il pas montré le complice ou
l'auxiliaire?...Que nous dirait-il de Mlle Hu-
bert et de Mlle Stewart, et de Charles II, le
moins sérieux des rois, et de Jacques II, le
plus vicieux et le plus bigot des despotes ?
Tous les Mémoires du chevalier de Gram-
mont me sont revenus à l'esprit. Mais en con-
templant ce cristal froid et impassible, qui
alla mourir à Saint-Germain, pendant que
le roi Guillaume, dont on n'a point, que je
sache, recueilli le miroir, inaugurait défini-'
tivement, en Angleterre, l'ère des libertés pu-
bliques.
Le miroir de Charles ll,qui se trouve main-
tenant en la possession de S. M. la reine
Victoria, ne laisse pas, vous le voyez, d'être
pour nous d'un vif intérêt et d'un salutaire
enseignement. C'est une œuvre considérable
et d'un grand prix assurément, mais, qui a,
de plus, la haute valeur d'une belle page
d'histoire. Or, vous vous
souvenez que Cicéron disait
de l'histoire, qu'elle est la
maîtresse, l'institutrice do
la vie, magistra vitse.
Octave Lacroix.
SEE RETROSPECTIF. — MIROIR DE CHARLES II (salle
n'a pas même gardé l'ombre des personnages
évanouis, je me suis pris à penser à la fragilité
de nos amours, de nos ambitions, de notre
fortune, et à l'exactitude ligoureuse de ce
mot qui compare l'empreinte que laissent les
gens frivoles sur la terre à celle que fait un
vaisseau sur les vagues. Leur miroir a sur-
vécu, mais où sont les Stuarts 1 Où retrouver
leur main dans les institutions libérales de
leur pays ?
On assure que Charles II a inventé cette
exclamation, qui fut reprise plus tard par
Louis XV : « Après moi, le déluge ! » Le dé-
luge ne tarda pas à venir, et Jacques II s'en
III
La rue de Lorraine.
Il est parfois peu aisé de
donner aux visiteurs du
Champ de Mars des rensei-
gnements topographiques
assez précis et assez clairs
pour que, sans tâtonne-
ments, ils puissent se re-
trouver dans le dédale des
voies rayonnantes et des
voies concentriques. Ce
n'est pas le cas pour la Rue
de Lorraine.
Tout le monde connaît
la porte Rapp; c'est l'entrée
la plus populaire, et cer-
tainement le tourniquet le
plus productif. C'est celle-ci
qu'il faut prendre pour ar-
river directement à notre
rue.
Après avoir jeté un coup
d'oeil sur le Charlemagne et
le don Pedro, empereur du
Brésil, deux statues colos-
sales dues au ciseau magis-
tral de M. Louis Rochet,
on fait quelques pas vers
la gauche, où vous attirent les éclats de
rire et les cris joyeux d'une foule qui se
renouvelle sans cesse. On ne tarde pas à
découvrir la cause de cette gaieté tt de cet
attroupement. Une fontaine verse là sans in-
termittence l'eau de la Dhuys, et le public
altéré, harassé, qui ne peut se permettre les
consommations surélevées des cafés et des
estaminets du promenoir, prend gaiement
son parti et se rafraîchit avec cette onde
plus ou moins pure, en l'assaisonnant
de lazzis de tout genre et de toute por-
tée. La brasserie de Strasbourg, qui est
en face, trouve que sa voisine est une