Troisième année. — N° 115
6 Juillet 1889
LE NUMÉRO : 15 CENTIMES
L'ART FRANÇAIS
JKfcmuc jpELrtistiquc JBflfbîtomatinirr
Texte par Firmin Javel
Illustrations de MM. SILVESTRE & Çie, par leur procédé de Glvptographie
Bureaux ; 97, rue Oberkampf, à Paris
ABONNEMENTS. — Paris : un an, 9 francs; six mois, 5 francs. — Départements : un an, ÎO francs; six mois, 6 francs.
GALERIES GEORGES PETIT.
AUGUSTE RODIN
Le génie du statuaire auquel on doit le groupe des Bourgeois de
Calais semble avoir été pressenti, dès 1817, par Stendhal. L’auteur
de F Histoire de la pein-
ture en Italie émettait en 1
effet,à cette époque,cette
prophétie que M. Gel-
froy rappelle en tête de
sa remarquable étude-
sur llodin :
Depuis deux siècles, une
prétendue politique proscri-
vait les passions fortes, et, à
force de les comprimer, elle
les avait anéanties; on ne
les trouvait plus que dans
les villages. Le dix-neuvième
siècle va leur rendre leurs
droits. Si un Michel-Ange
nous était donné dans nos
jours de lumière, où ne par-
viendrait-il point? Quel tor-
rent de sensations nouvelles
et de jouissances ne répan-
drait-il pas dans un public si
bien préparé par le théâtre
et les romans? Peut-être
créerait-il une sculpture mo-
derne, peut-être forcerait-il
cet art à exprimer les pas-
sions, si toutefois les passions
lui conviennent. Du moins,
Michel-Ange lui ferait-il
exprimer les états de l’âme.
La tête de Tancrède après
la mort de Clorinde, Imo-
gène apprenant l'infidélité
de Posthumus, la douce phy-
sionomie d’Herminie, arri-
vant chez les bergers, les
traits contractés de Macduff
demandant l’histoire du
meurtre de ses petits-en-
fants, Othello, après avoir
tué Desdémone, le groupe
de Roméo et Juliette se
réveillant dans le tombeau,
Ugo et Parisina écoutant
leur arrêt de la bouche de
Nicolo, paraîtraient sur le
marbre et l’antique tombe-
rait au second rang.
Les « états de l’âme »
ont commencé de «pa-
raître sur le marbre »,
et même sur le plâtre ou
le bronze.L’œuvre d’Au-
guste Rodin, déjà con- —
EXPOSITION D AUGUSTE RODIN
sidérable si l’on songe que le maître est encore dans toute la
verdeur de l’âge, n’apparaît pas dans toute son étendue en
cette exposition de la rue de Sèze. La Porte de Fenfer prévaudra-
t-elle contre les Bourgeois de Calais, le jour ou cette conception
grandiose apparaîtra aux regards de tous ? Admettons qu’elle
éclairera d’un jour nou-
veau la physionomie
superbe de l’œuvre.
Aussi bien, devrons-
nous borner, pour au-
jourd’hui, nos apprécia-
tions et commentaires
aux surprenantes figures
des Bourgeois de Calais-,
dont l'Art Français a le
grand honneur de pu-
blier la reproduction.
On sait le rôle attri-
bué par l’histoire à ces
héros, dont les noms
vénérables n’ont pas
tous été retenus : Eus-
tache de Saint-Pierre,
Jean d’Aire, Jacques de
Wissant, Pierre de Wis
sant. En voilà quatre :
ils étaient six. Les deux
autres ? Qui saura ja-
mais les désigner autre-
ment qu’en rappelant
leur dévouement su-
blime ?
D’ailleurs, l’authen-
ticité même de ce beau
trait historique, rap-
porté par le vieux Frois-
sard — non sans émo-
tion — est aujourd’hui
énergiquement niée par
certains érudits. Alors,
qui croire? Je n’ai ja-
mais, pour ma part,
mieux compris la joie
d’être un ignorant !
Quand même le fait
historique ne serait pas
historique du tout, est-
ce qu’il n’est pas, dès
maintenant, absolument
vrai, de par l’irrécu-
sable témoignage d’Au-
guste Rodin ? Le sta-
tuaire ne mérite-t-il pas
autant de crédit que
Auguste Rodin. — Hellone.
6 Juillet 1889
LE NUMÉRO : 15 CENTIMES
L'ART FRANÇAIS
JKfcmuc jpELrtistiquc JBflfbîtomatinirr
Texte par Firmin Javel
Illustrations de MM. SILVESTRE & Çie, par leur procédé de Glvptographie
Bureaux ; 97, rue Oberkampf, à Paris
ABONNEMENTS. — Paris : un an, 9 francs; six mois, 5 francs. — Départements : un an, ÎO francs; six mois, 6 francs.
GALERIES GEORGES PETIT.
AUGUSTE RODIN
Le génie du statuaire auquel on doit le groupe des Bourgeois de
Calais semble avoir été pressenti, dès 1817, par Stendhal. L’auteur
de F Histoire de la pein-
ture en Italie émettait en 1
effet,à cette époque,cette
prophétie que M. Gel-
froy rappelle en tête de
sa remarquable étude-
sur llodin :
Depuis deux siècles, une
prétendue politique proscri-
vait les passions fortes, et, à
force de les comprimer, elle
les avait anéanties; on ne
les trouvait plus que dans
les villages. Le dix-neuvième
siècle va leur rendre leurs
droits. Si un Michel-Ange
nous était donné dans nos
jours de lumière, où ne par-
viendrait-il point? Quel tor-
rent de sensations nouvelles
et de jouissances ne répan-
drait-il pas dans un public si
bien préparé par le théâtre
et les romans? Peut-être
créerait-il une sculpture mo-
derne, peut-être forcerait-il
cet art à exprimer les pas-
sions, si toutefois les passions
lui conviennent. Du moins,
Michel-Ange lui ferait-il
exprimer les états de l’âme.
La tête de Tancrède après
la mort de Clorinde, Imo-
gène apprenant l'infidélité
de Posthumus, la douce phy-
sionomie d’Herminie, arri-
vant chez les bergers, les
traits contractés de Macduff
demandant l’histoire du
meurtre de ses petits-en-
fants, Othello, après avoir
tué Desdémone, le groupe
de Roméo et Juliette se
réveillant dans le tombeau,
Ugo et Parisina écoutant
leur arrêt de la bouche de
Nicolo, paraîtraient sur le
marbre et l’antique tombe-
rait au second rang.
Les « états de l’âme »
ont commencé de «pa-
raître sur le marbre »,
et même sur le plâtre ou
le bronze.L’œuvre d’Au-
guste Rodin, déjà con- —
EXPOSITION D AUGUSTE RODIN
sidérable si l’on songe que le maître est encore dans toute la
verdeur de l’âge, n’apparaît pas dans toute son étendue en
cette exposition de la rue de Sèze. La Porte de Fenfer prévaudra-
t-elle contre les Bourgeois de Calais, le jour ou cette conception
grandiose apparaîtra aux regards de tous ? Admettons qu’elle
éclairera d’un jour nou-
veau la physionomie
superbe de l’œuvre.
Aussi bien, devrons-
nous borner, pour au-
jourd’hui, nos apprécia-
tions et commentaires
aux surprenantes figures
des Bourgeois de Calais-,
dont l'Art Français a le
grand honneur de pu-
blier la reproduction.
On sait le rôle attri-
bué par l’histoire à ces
héros, dont les noms
vénérables n’ont pas
tous été retenus : Eus-
tache de Saint-Pierre,
Jean d’Aire, Jacques de
Wissant, Pierre de Wis
sant. En voilà quatre :
ils étaient six. Les deux
autres ? Qui saura ja-
mais les désigner autre-
ment qu’en rappelant
leur dévouement su-
blime ?
D’ailleurs, l’authen-
ticité même de ce beau
trait historique, rap-
porté par le vieux Frois-
sard — non sans émo-
tion — est aujourd’hui
énergiquement niée par
certains érudits. Alors,
qui croire? Je n’ai ja-
mais, pour ma part,
mieux compris la joie
d’être un ignorant !
Quand même le fait
historique ne serait pas
historique du tout, est-
ce qu’il n’est pas, dès
maintenant, absolument
vrai, de par l’irrécu-
sable témoignage d’Au-
guste Rodin ? Le sta-
tuaire ne mérite-t-il pas
autant de crédit que
Auguste Rodin. — Hellone.