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l’art FRANÇAIS — PAQUES FLEURIES

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que gémissante; — et soudain, comme a un signal donné, dans
leurs demeures de pierre, toutes les cloches résonnèrent à la fois,
mêlant leurs notes claires comme des timbres de cristal, leurs
carillons aigres ou graves dans un chœur formidable où le bour-
don de Saint-Jean faisait la basse, avec ses ronflements sourds qui
ondulaient en longues vibrations à travers les airs ; et dans ce
matin si pur et si calme, aux flammes ardentes du soleil d’avril,
montait vers le ciel le Cantique des Cloches.

Il s’envolait mélancolique, sur un monde triste comme la
plainte étouffée d’une âme abîmée dans la souffrance, car leur
voix disait le regret douloureux, inconsolable, de ce passé à
jamais perdu où joyeuses, de ville en ville, franchissant les plai-
nes et bondissant au-dessus des montagnes, elles se saluaient au
premier sourire de l’aurore et dans la pourpre des soirs se jetaient
un dernier adieu, à travers toute la Chrétienté, des Pyrénées au
Rhin et des bords de la Baltique à la Ville Eternelle.

Elles étaient la famille sainte, aux membres dispersés sur la sur-
face du monde, qui enseignaient les nations et les protégeaint dans
les dangers: car l’esprit de Dieu était avec elles. Au bruit de leur
voix puissante, les orages s’éloignaient, la peste était en fuite, et
la mort refermant son linceul, déployait ses ailes noires pour
reprendre son vol à travers l’espace.

Pendant des siècles et des siècles elles chantèrent ainsi à la
gloire du Très-Haut, et leur haleine d’airainvibraitdans lescieux,
et leurs hymnes chevauchaient les vents qui les portaient jusqu’au
Père immortel, au Roi des Rois, au Maître suprême, siégeant au
milieu des soleils, des étoiles dans la main et les pieds sur le front
des planètes.

Les cloches maintenant précipitaient leurs carillons; quelque-
fois plusieurs résonnaient de concert, ou s’ébranlant l’une après
l’autre, rapides, fiévreuses, elles heurtaient rudement leurs voix
de bronze. Seul, dans la flèche de Saint-Georges, un tintement
argentin retentissait à intervalles égaux comme le va-et-vient d’un
balancier. Et cette voix si fraîche encore rappelait la voix claire des
cloches, dans ces siècles de foi naïve où, maîtresses incontestées,
elles régnaient ici-bas et gouvernaient toute l’existence. C’étaient
leurs joyeux accords qui saluaient l’enfant à son entrée dans la
vie et c’était à leurs sonneries graves qu’au seuil de l’adolescence
il s'affermissait dans sa foi. Plus tard, sur le déclin de l’âge, tout
ce qui s’exhalait de l’âme humaine vers son Père Immortel:
regrets d amours morts, d’illusions envolées, balbutiements des
fautes, plaintes de l’angoisse, supplications du désespoir, elles
l’emportaient au ciel avec leur harmonie !

Autour de moi, sur la plate-forme, des jeunes filles, le teint
animé par cette rude ascension, se montraient avec des rires leurs
amies restées en bas, semblables à de petits points noirs, mar-
chant à ras de terre. Des signes de tête s’échangeaient, des appels
se croisaient; mais les voix arrivaient du sol faibles comme un
murmure, — et cependant les cloches éperdues, à toute volée,
chantaient sous le ciel bleu.

Ah! quand elles étaient l’âme même des cités, que de fêtes
autrefois, où, sans relâche elles vibraient dans l’azur, tandis qu’à
travers les rues aux pavés jonchés de fleurs défilaient les proces-
sions précédées de leurs prêtres revêtus d’aubes brodées de soie,
de chasubles tissées d’or que dépassait l’étole aux deux extrémités
marquées d’une croix d’argent; et dans la foule qui suivait,
immense, entonnant les hymnes sacrées, des enfants en robe écar-
late se retournaient par intervalles vers le dais aux quatre coins
surmontés de plumes blanches, pour lancer devant l’ostensoir
divin des poignées de feuilles de roses qui palpitaient dans l’air
comme un essaim de papillons pourprés.

Lorsque joyeusement elles résonnaient à Pâques, aux Rameaux,
à l’Ascension, seigneurs, bourgeois, manants, tous accouraient
en hâte à leur appel; — et à Noël enfin, à l’heure de minuit,
quand au dehors la neige couvrait le sol, dans la tiédeur de
l’église toute étincelante des cierges allumés, des lustres oscillant
sous la nef, à la voix des orgues qui accompagnaient les cantiques
du haut de leur clocher, soudain, elles éclataient triomphantes et
disaient au monde la naissance de l’Enfant-Dieu, du Messie, du
Sauveur de la terre, à Bethléem, ville de Juda, dans une pauvre
étable, comme le dernier des malheureux.

Alors une piété suprême ébranlait les plus incrédules ; une
adoration infinie élargissait les poitrines ; riches et puissants se
courbaient à deux genoux devant ce berceau d’osier où Son image
était étendue toute rose et blonde, les lèvres entr’ouvertes par un
sourire ineffable, — et le misérable en haillons qui, toute
l’année, sous le portail, agitait sa sébile de bois, sentait une rosée
d’espérance ruisseler sur son cœur, car il était là, dans la maison
du Christ, du Dieu des petits, du consolateur des affligés ; — et
il songeait avec un frémissement de tout son être, que lui, le
gueux, sans foyer et sans pain, lorsque le glas sonnerait sa der-
nière heure, il s’en irait pour toujours vers cette terre promise,
vers cette patrie céleste, asile des vagabonds et des déshérités, où
il entrerait aux cantiques des anges, dans la fumée des encensoirs
avec l’auréole de sa royauté nouvelle resplendissant autour de sa
tête comme le soleil levant !

Une à une les cloches se taisaient, et dans leurs voix agoni-
santes on eût dit qu’il passait cette plainte suprême, pareille à
une plainte humaine qui vous aurait pris le cœur misérable-
ment :

— Que d’aurores, que de couchants sont nés et sont morts à
jamais, depuis que balancées dans nos hautes demeures nous
résonnons sous les deux! Et notre chant, jadis si jeune et.si frais
maintenant lassé d’avoir retenti pendant tant de siècles accumu-
lés, ne s’envole plus qu’avec peine, semblable à un oiseau épuisé
qui palpite de l’aile, près de s’abattre pour mourir.

— Comme notre mélodie naît, passe et s’évanouit, de même
tout ici-bas, rites sacrés, croyances naïves, foi sincère, qui avaient
leurs racines au plus profond de l'âme humaine, tout disparaît,
tout s’enfuit, et de nouveau sur la terre, l’ombre éternelle s’est
appesantie !

— Combien faibles et plaintives, les voix de nos sœurs répon-
dent à nos voix, et peut-être n’est-il pas loin le temps où, endor-
mies pour toujours, nul ne viendra plus d’en haut nous visiter,
où, pendant les longues nuits silencieuses, quand la nuit laisse
couler les regards de sa prunelle glacée sur notre poitrine de
bronze, seuls, les oiseaux sinistres et lesj chauve-souris nous frô-
lant de leur aile soyeuse, doucement nous feront résonner au
milieu des ténèbres !

Les hirondelles volaient dans l’azur; les bruits de la ville mon-
taient jusqu’à moi dans un murmure confus et les derniers batte-
ments des cloches me semblaient le glas de leur longue agonie
qui commençait: après avoir consolé tant de générations, après
avoir tant sonné les hosannas sur les peuples prosternés, c’était
donc leur propre mort maintenant qu’elles chantaient dans
l’immensité morne, dans le grand ciel, vide et sourd, d’où l’Espé-
rance avait replié ses ailes d’or bien loin dans l’infini, au milieu
de l’Empyrée.

MARIUS IDOUX.
 
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