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PARIS DANS SA SPLENDEUR.
L'année 1860 s’ouvrit sous l’empire de la confiance et de l’espoir; on se disait bien que le pays était menacé dans un prochain
avenir, mais on croyait avoir deux ans devant soi, et l’on comptait sur la sagesse des majorités, sur l’intelligence des grands
pouvoirs; on se disait que les difficultés seraient résolues pacifiquement, l’une après l’autre. En attendant, l’élite de la société
parisienne se pressait dans les splendides salons de l’Elysée, et le prince-président, vers lequel se portaient tous les regards,
continuait à rassurer le pays par sa haute raison et son attitude calme en face des éventualités suspendues sur la France.
Un homme de cœur, habitué à lutter contre les mauvaises passions de la rue, M. Carlier, venait d’être appelé aux difficiles
fonctions de préfet de police. Les bourgeois de Paris qui avaient aimé Marc Caussidière, parce qu’il faisait à sa façon de l’ordre
avec du désordre, placèrent avec un peu plus de raison leur confiance dans l’énergique intelligence de M. Carlier. Ainsi qu’on
l’a vu plus haut, l’administration avait entrepris de débarrasser la capitale d’une forêt de prétendus arbres de la liberté qui
gênaient la circulation. Le parti exalté, qui épiait chaque prétexte de crier à la réaction et à la tyrannie, essaya de soulever
dans la ville une sorte d’agitation en faveur du maintien de ces étranges monuments. Selon leur habitude, les Parisiens, même'
le mieux intentionnés, commencèrent par se plaindre, par s’étonner, par blâmer la police; quinze jours plus tard, ils se félicitèrent
d’être délivrés du spectacle de ces arbres plus ou moins rabougris, dont la présence rappelait au pays des humiliations ou des
saturnales, et bientôt après on n’en parla plus. Le monde élégant avait d’autres préoccupations. Depuis quatre ans, jamais il ne
s’était donné plus de fêtes; on eût dit que la société menacée voulait avant tout s’étourdir, s’endormir sur le bord de l’abîme
qu’elle ne pouvait éviter. Cependant, à un hiver rigoureux avaient succédé des pluies abondantes, et la Seine débordait sur les
quais et dans les bas quartiers de la ville. Cet incident, dont on parla beaucoup au Gros-Caillou et à Bercy, ne troubla guère les
plaisirs du carnaval. Tandis que l’on dansait au faubourg Saint-Honoré et au faubourg Saint-Germain, l’administration inaugurait
sur le boulevard Mazas une prison cellulaire destinée à remplacer l’ancienne Force; F Assemblée Nationale discutait la loi sur la
liberté de l’enseignement; le monde artistique, après vingt ans, applaudissait de nouveau Mrae Sontag; les républicains de Paris
et des villes voisines, obéissant à un mot d’ordre, venaient isolément ou par masses, à l’occasion des anniversaires de février,
entasser des couronnes d’immortelles autour du soubassement de la colonne qui s’élève sur la place de la Bastille, et cette dette
payée aux morts ne donnait lieu à aucune démonstration répressive. — L’un des événements les plus remarquables de ce même
hiver (mars 1860), fut, à Paris, la première représentation de Charlotte Corday, tragédie de M. Ponsard. — Le 6 avril, se réunit,
au palais du Luxembourg, le Congrès général de l’Agriculture, des Manufactures et du Commerce, assemblée pacifique, destinée à
éclairer le Gouvernement et le pays. En se rappelant qu’au même lieu, sur les mêmes bancs, deux ans auparavant siégeaient les
délégués socialistes de toutes les industries, étudiant avec Louis Blanc et Albert, les moyens d’introduire le communisme dans les
lois, on s’étonnait des pas immenses que la société avait faits pour revenir aux principes de la justice et de l’ordre, et un sentiment
de reconnaissance instinctive se portait vers le chef de la république à qui revenait une bonne part de ce progrès.
Le pays ne se faisait point illusion sur l’avenir; on jouissait du présent, on se sentait heureux du retour de la sécurité, mais on
se disait que tout cela ne durerait qu’un jour, et l’on envisageait, avec une juste inquiétude, les incertitudes du lendemain. La
Constitution avait dit que le président de la république ne pouvait rester au pouvoir au-delà de quatre ans, et la nation française,
fière des souvenirs de Napoléon, voulait continuer le mandat dont l’héritier de la dynastie impériale se trouvait revêtu depuis deux
ans. Il y avait donc lutte entre le pays et la loi, ou, pour mieux dire, la législature de 1848 avait fait surprise au pays. Une partie
de l’année 1860, les premiers mois de l’année 1861 se passèrent, à Paris, au milieu des alternatives de crainte et de sécurité
qui naissaient de cet antagonisme, et la majorité espérait que tout s’arrangerait sous peu de mois, par la révision du pacte
constitutionnel. Dans cette attente, on entreprenait des travaux, on ouvrait à Paris, à travers des quartiers populeux et
commerçants, cette magnifique rue de Rivoli qui, en des temps plus calmes, devait recevoir plus de développement et rivaliser
avec les plus splendides voies de Londres. D’un autre côté, on hâtait la démolition des ruelles qui séparaient encore le Louvre des
Tuileries. On étudiait le plan des grandes Halles qui, au moment où nous écrivons, ne sont point encore achevées, mais dont
Paris s’enorgueillit déjà à juste titre. Sur ces entrefaites, et le 10 décembre, le conseil municipal de la ville de Paris, au nom de
cette grande capitale, offrit au prince-président un banquet solennel destiné à célébrer le deuxième anniversaire de son élection.
Cette réunion fut très-brillante; tous les personnages illustres qui abondent à Paris semblaient s’y être donné rendez-vous. Les danses
se prolongèrent jusqu’à cinq heures du matin, et il y eut, dans les esprits, un retour vers la confiance. Ce n’était point le compte
des partis: ils se remirent à l’œuvre pour miner le terrain, pour neutraliser, par des manœuvres continues, les bonnes intentions
du Gouvernement. Les uns s’appliquèrent à organiser dans toute la France un vaste réseau de sociétés secrètes; les autres, ingrats
envers le président de la république, travaillèrent de tout leur pouvoir à empêcher sa réélection, à nuire à l’accomplissement du
vœu populaire manifesté par le vote du 10 décembre. Rêvant, dans l’avenir, le retour des anciennes dynasties royales, les
hommes de cette opinion voulaient faire de la présidence de Louis-Napoléon une sorte de pont à l’aide duquel on ferait passer
la nation française de 1848 à un ordre social, vaguement défini, mais qui, après tout, ne pouvait être qu’une quasi-restauration:
de là des luttes tantôt sourdes, tantôt déclarées.
PARIS DANS SA SPLENDEUR.
L'année 1860 s’ouvrit sous l’empire de la confiance et de l’espoir; on se disait bien que le pays était menacé dans un prochain
avenir, mais on croyait avoir deux ans devant soi, et l’on comptait sur la sagesse des majorités, sur l’intelligence des grands
pouvoirs; on se disait que les difficultés seraient résolues pacifiquement, l’une après l’autre. En attendant, l’élite de la société
parisienne se pressait dans les splendides salons de l’Elysée, et le prince-président, vers lequel se portaient tous les regards,
continuait à rassurer le pays par sa haute raison et son attitude calme en face des éventualités suspendues sur la France.
Un homme de cœur, habitué à lutter contre les mauvaises passions de la rue, M. Carlier, venait d’être appelé aux difficiles
fonctions de préfet de police. Les bourgeois de Paris qui avaient aimé Marc Caussidière, parce qu’il faisait à sa façon de l’ordre
avec du désordre, placèrent avec un peu plus de raison leur confiance dans l’énergique intelligence de M. Carlier. Ainsi qu’on
l’a vu plus haut, l’administration avait entrepris de débarrasser la capitale d’une forêt de prétendus arbres de la liberté qui
gênaient la circulation. Le parti exalté, qui épiait chaque prétexte de crier à la réaction et à la tyrannie, essaya de soulever
dans la ville une sorte d’agitation en faveur du maintien de ces étranges monuments. Selon leur habitude, les Parisiens, même'
le mieux intentionnés, commencèrent par se plaindre, par s’étonner, par blâmer la police; quinze jours plus tard, ils se félicitèrent
d’être délivrés du spectacle de ces arbres plus ou moins rabougris, dont la présence rappelait au pays des humiliations ou des
saturnales, et bientôt après on n’en parla plus. Le monde élégant avait d’autres préoccupations. Depuis quatre ans, jamais il ne
s’était donné plus de fêtes; on eût dit que la société menacée voulait avant tout s’étourdir, s’endormir sur le bord de l’abîme
qu’elle ne pouvait éviter. Cependant, à un hiver rigoureux avaient succédé des pluies abondantes, et la Seine débordait sur les
quais et dans les bas quartiers de la ville. Cet incident, dont on parla beaucoup au Gros-Caillou et à Bercy, ne troubla guère les
plaisirs du carnaval. Tandis que l’on dansait au faubourg Saint-Honoré et au faubourg Saint-Germain, l’administration inaugurait
sur le boulevard Mazas une prison cellulaire destinée à remplacer l’ancienne Force; F Assemblée Nationale discutait la loi sur la
liberté de l’enseignement; le monde artistique, après vingt ans, applaudissait de nouveau Mrae Sontag; les républicains de Paris
et des villes voisines, obéissant à un mot d’ordre, venaient isolément ou par masses, à l’occasion des anniversaires de février,
entasser des couronnes d’immortelles autour du soubassement de la colonne qui s’élève sur la place de la Bastille, et cette dette
payée aux morts ne donnait lieu à aucune démonstration répressive. — L’un des événements les plus remarquables de ce même
hiver (mars 1860), fut, à Paris, la première représentation de Charlotte Corday, tragédie de M. Ponsard. — Le 6 avril, se réunit,
au palais du Luxembourg, le Congrès général de l’Agriculture, des Manufactures et du Commerce, assemblée pacifique, destinée à
éclairer le Gouvernement et le pays. En se rappelant qu’au même lieu, sur les mêmes bancs, deux ans auparavant siégeaient les
délégués socialistes de toutes les industries, étudiant avec Louis Blanc et Albert, les moyens d’introduire le communisme dans les
lois, on s’étonnait des pas immenses que la société avait faits pour revenir aux principes de la justice et de l’ordre, et un sentiment
de reconnaissance instinctive se portait vers le chef de la république à qui revenait une bonne part de ce progrès.
Le pays ne se faisait point illusion sur l’avenir; on jouissait du présent, on se sentait heureux du retour de la sécurité, mais on
se disait que tout cela ne durerait qu’un jour, et l’on envisageait, avec une juste inquiétude, les incertitudes du lendemain. La
Constitution avait dit que le président de la république ne pouvait rester au pouvoir au-delà de quatre ans, et la nation française,
fière des souvenirs de Napoléon, voulait continuer le mandat dont l’héritier de la dynastie impériale se trouvait revêtu depuis deux
ans. Il y avait donc lutte entre le pays et la loi, ou, pour mieux dire, la législature de 1848 avait fait surprise au pays. Une partie
de l’année 1860, les premiers mois de l’année 1861 se passèrent, à Paris, au milieu des alternatives de crainte et de sécurité
qui naissaient de cet antagonisme, et la majorité espérait que tout s’arrangerait sous peu de mois, par la révision du pacte
constitutionnel. Dans cette attente, on entreprenait des travaux, on ouvrait à Paris, à travers des quartiers populeux et
commerçants, cette magnifique rue de Rivoli qui, en des temps plus calmes, devait recevoir plus de développement et rivaliser
avec les plus splendides voies de Londres. D’un autre côté, on hâtait la démolition des ruelles qui séparaient encore le Louvre des
Tuileries. On étudiait le plan des grandes Halles qui, au moment où nous écrivons, ne sont point encore achevées, mais dont
Paris s’enorgueillit déjà à juste titre. Sur ces entrefaites, et le 10 décembre, le conseil municipal de la ville de Paris, au nom de
cette grande capitale, offrit au prince-président un banquet solennel destiné à célébrer le deuxième anniversaire de son élection.
Cette réunion fut très-brillante; tous les personnages illustres qui abondent à Paris semblaient s’y être donné rendez-vous. Les danses
se prolongèrent jusqu’à cinq heures du matin, et il y eut, dans les esprits, un retour vers la confiance. Ce n’était point le compte
des partis: ils se remirent à l’œuvre pour miner le terrain, pour neutraliser, par des manœuvres continues, les bonnes intentions
du Gouvernement. Les uns s’appliquèrent à organiser dans toute la France un vaste réseau de sociétés secrètes; les autres, ingrats
envers le président de la république, travaillèrent de tout leur pouvoir à empêcher sa réélection, à nuire à l’accomplissement du
vœu populaire manifesté par le vote du 10 décembre. Rêvant, dans l’avenir, le retour des anciennes dynasties royales, les
hommes de cette opinion voulaient faire de la présidence de Louis-Napoléon une sorte de pont à l’aide duquel on ferait passer
la nation française de 1848 à un ordre social, vaguement défini, mais qui, après tout, ne pouvait être qu’une quasi-restauration:
de là des luttes tantôt sourdes, tantôt déclarées.