ÉCOLE ITALIENNE.
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palais ducal. Palma eut cet honneur. Dans la salle du Grand-Conseil, dont le plafond venait d’être peint
par Tintoret et Paul Véronèse, il fut appelé à peindre une de ces figures de Venise triomphante que les
décorateurs du palais ne se lassaient point de multiplier. Assise sur un trône couvert d’un baldaquin
rouge, Venise, le sceptre en main et la tête rayonnante, est couronnée par la Victoire. A ses pieds veille
le lion de saint-Marc, qui la contemple. Plus bas, des soldats vainqueurs lui amènent des prisonniers,
hommes et femmes, dont les nus bien modelés et, par exception, d’un assez bon caractère, font contraste
avec le ton des draperies et des drapeaux, de même que les attitudes des ligures sont contrastées entre
elles, les unes étant agenouillées ou debout, les autres couchées ou assises. Quand ils n’ont plus à remplir
qu’un simple cadre de décoration, les Vénitiens même de second ordre y suffisent à merveille. Palma le
jeune est, dans ce nombre, un des plus habiles, parce qu’il a l’esprit meublé de motifs pittoresques, de
réminiscences heureuses, et qu’il entend bien ce qui appartient aux effets purement optiques de la peinture,
à la dextérité du pinceau, à l’empâtement des couleurs,qu’il maniait dans le goût titianesque, et à l’élégante
hardiesse des raccourcis, qu’il avait appris par cœur à force de copier les Michel-Ange de la Sixtine. Ce
qui lui manquait, c’était le fond même de son art, je veux dire le recueillement de l’esprit, l’intensité et
la vérité du sentiment, la chaleur de l’âme. Il était riche, étoffé, abondant, mais un peu vide. 11 faisait
avec le corps humain, qu’il savait par cœur, ce que font les calligraphes avec les lettres de l’écriture et
les rhéteurs avec la phrase.
En ce même palais ducal où le vieux Tintoret avait brossé d’une main vaillante son immense Paradis,
Palma brûlait de se mesurer avec ce maître dont la gloire l’empêchait de dormir. Il obtint de représenter
un Jugement dernier dans la salle du Scrutin, sur le mur, au-dessus du trône où siégeait le doge, et, à
l’exemple du Tintoret, il voulut y faire entrer tout un peuple de figures; mais il évita d’y mettre les taches
noires que Robusti avait employées sur le devant pour donner du ressort à sa composition et en approfondir
la perspective. Son Jugement dernier reste plus transparent et aussi moins confus, car il eut soin de
séparer en deux grandes masses la foule des morts ressuscités : les élus, que des séraphins enlèvent pour
les présenter à Dieu; les réprouvés, que des anges précipitent dans les flammes. Parmi les bienheureux, on
distingue une sainte qui semble avoir vaincu les démons à coups de dague, et parmi les damnés, une jolie
pécheresse dont les blondes et fraîches carnations sont livrées aux griffes des diables. Tintoret vivait encore
quand cette vaste toile fut achevée. Il l’alla voir et dit à Palma qu’on pourrait améliorer beaucoup son
ouvrage sans y rien ajouter, « qu’il suffirait d’en faire sortir quelques figures, levarle alcune figure, » Ce
qu’il y a de plaisant, c’est que Tintoret, lorsqu’il avait peint son Paradis dans la salle du Grand-Conseil,
avait encouru et subi le même reproche.
Palma, au surplus, s’il avait tous les défauts de Tintoret, avait aussi quelques-unes de ses qualités. Quand
nous visitions le palais ducal, il nous parut que Palma était le plus habile de ceux qui ont travaillé en
concurrence avec lui dans cette fameuse salle du Grand-Conseil, à l’exception, bien entendu, de Robusti et
de Véronèse, et qu’en somme il avait été plus heureusement inspiré que les Vicentino, les Giulio del Moro,
les Aliense et même les Zuccari. La Prise de Constantinople, bien que devenue aujourd’hui opaque et noire,
et la Prise de Crémone, que les Vénitiens appellent le tableau des Rarques, il Quadro de' Barchi, sont encore
des morceaux préférables aux banalités des artistes que nous venons de nommer, et il n’y a guère là que
Dominique Tintoret qu’on puisse opposer à Palma le jeune. La Victoire remportée par Bembo devant
Crémone est une peinture très-animée, pleine de lignes contrastées, d’épisodes piquants et de raccourcis,
et le mouvement naturel d’un combat fait disparaître ici une affectation qui ailleurs serait choquante.
Vues de bas en haut, les figures des soldats et des marins s’enfoncent mieux dans la toile ; le raccourci
qui les précipite avec plus d’élan au milieu de la mêlée ajoute au remué de la composition. Un matelot
qui grimpe par une échelle de cordes sur un mât, coupe le tableau d’une façon pittoresque; mais ce motif
était emprunté du Tintoret, qui s’en plaignit : « Celui-là, dit-il, m’a volé mon invention : costui mi ha
rubbata l’inventione. » En effet, quelque temps avant, Palma avait rencontré le vieux maître et lui avait
demandé où il en était du Combat naval qu’il achevait de peindre à côté de la Prise de Crémone. « Je suis
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palais ducal. Palma eut cet honneur. Dans la salle du Grand-Conseil, dont le plafond venait d’être peint
par Tintoret et Paul Véronèse, il fut appelé à peindre une de ces figures de Venise triomphante que les
décorateurs du palais ne se lassaient point de multiplier. Assise sur un trône couvert d’un baldaquin
rouge, Venise, le sceptre en main et la tête rayonnante, est couronnée par la Victoire. A ses pieds veille
le lion de saint-Marc, qui la contemple. Plus bas, des soldats vainqueurs lui amènent des prisonniers,
hommes et femmes, dont les nus bien modelés et, par exception, d’un assez bon caractère, font contraste
avec le ton des draperies et des drapeaux, de même que les attitudes des ligures sont contrastées entre
elles, les unes étant agenouillées ou debout, les autres couchées ou assises. Quand ils n’ont plus à remplir
qu’un simple cadre de décoration, les Vénitiens même de second ordre y suffisent à merveille. Palma le
jeune est, dans ce nombre, un des plus habiles, parce qu’il a l’esprit meublé de motifs pittoresques, de
réminiscences heureuses, et qu’il entend bien ce qui appartient aux effets purement optiques de la peinture,
à la dextérité du pinceau, à l’empâtement des couleurs,qu’il maniait dans le goût titianesque, et à l’élégante
hardiesse des raccourcis, qu’il avait appris par cœur à force de copier les Michel-Ange de la Sixtine. Ce
qui lui manquait, c’était le fond même de son art, je veux dire le recueillement de l’esprit, l’intensité et
la vérité du sentiment, la chaleur de l’âme. Il était riche, étoffé, abondant, mais un peu vide. 11 faisait
avec le corps humain, qu’il savait par cœur, ce que font les calligraphes avec les lettres de l’écriture et
les rhéteurs avec la phrase.
En ce même palais ducal où le vieux Tintoret avait brossé d’une main vaillante son immense Paradis,
Palma brûlait de se mesurer avec ce maître dont la gloire l’empêchait de dormir. Il obtint de représenter
un Jugement dernier dans la salle du Scrutin, sur le mur, au-dessus du trône où siégeait le doge, et, à
l’exemple du Tintoret, il voulut y faire entrer tout un peuple de figures; mais il évita d’y mettre les taches
noires que Robusti avait employées sur le devant pour donner du ressort à sa composition et en approfondir
la perspective. Son Jugement dernier reste plus transparent et aussi moins confus, car il eut soin de
séparer en deux grandes masses la foule des morts ressuscités : les élus, que des séraphins enlèvent pour
les présenter à Dieu; les réprouvés, que des anges précipitent dans les flammes. Parmi les bienheureux, on
distingue une sainte qui semble avoir vaincu les démons à coups de dague, et parmi les damnés, une jolie
pécheresse dont les blondes et fraîches carnations sont livrées aux griffes des diables. Tintoret vivait encore
quand cette vaste toile fut achevée. Il l’alla voir et dit à Palma qu’on pourrait améliorer beaucoup son
ouvrage sans y rien ajouter, « qu’il suffirait d’en faire sortir quelques figures, levarle alcune figure, » Ce
qu’il y a de plaisant, c’est que Tintoret, lorsqu’il avait peint son Paradis dans la salle du Grand-Conseil,
avait encouru et subi le même reproche.
Palma, au surplus, s’il avait tous les défauts de Tintoret, avait aussi quelques-unes de ses qualités. Quand
nous visitions le palais ducal, il nous parut que Palma était le plus habile de ceux qui ont travaillé en
concurrence avec lui dans cette fameuse salle du Grand-Conseil, à l’exception, bien entendu, de Robusti et
de Véronèse, et qu’en somme il avait été plus heureusement inspiré que les Vicentino, les Giulio del Moro,
les Aliense et même les Zuccari. La Prise de Constantinople, bien que devenue aujourd’hui opaque et noire,
et la Prise de Crémone, que les Vénitiens appellent le tableau des Rarques, il Quadro de' Barchi, sont encore
des morceaux préférables aux banalités des artistes que nous venons de nommer, et il n’y a guère là que
Dominique Tintoret qu’on puisse opposer à Palma le jeune. La Victoire remportée par Bembo devant
Crémone est une peinture très-animée, pleine de lignes contrastées, d’épisodes piquants et de raccourcis,
et le mouvement naturel d’un combat fait disparaître ici une affectation qui ailleurs serait choquante.
Vues de bas en haut, les figures des soldats et des marins s’enfoncent mieux dans la toile ; le raccourci
qui les précipite avec plus d’élan au milieu de la mêlée ajoute au remué de la composition. Un matelot
qui grimpe par une échelle de cordes sur un mât, coupe le tableau d’une façon pittoresque; mais ce motif
était emprunté du Tintoret, qui s’en plaignit : « Celui-là, dit-il, m’a volé mon invention : costui mi ha
rubbata l’inventione. » En effet, quelque temps avant, Palma avait rencontré le vieux maître et lui avait
demandé où il en était du Combat naval qu’il achevait de peindre à côté de la Prise de Crémone. « Je suis