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LA CHRONIQUE DES ARTS
PETITES EXPOSITIONS
l'œuvre d'alphonse legros
a l' « art nouveau »
Tandis que, aux quatre coins de Paris,
les petites expositions continuent de sévir,
représentant la menue monnaie de l'effort
artistique contemporain, la production d'hier
et aussi, pour beaucoup — ce qui est leur
excuse — le pain du lendemain, voici qu'une
œuvre véritable ou plutôt une faible portion
de l'œuvre d'un véritable artiste qui n'a ja-
mais cherché les succès faciles et s'est tou-
jours fièrement isolé dans son rêve, nous est
montrée à 1' « Art Nouveau ». Il s'agit d'Al-
phonse Legros, un pur Français de Bour-
gogne, que les hasards do la vie ont trans-
planté en Angleterre et qui y a trouvé la
gloire alors que beaucoup de ses compa-
triotes ignorent jusqu'à son nom.
De fait, il est difficile, à ceux qui n'ont ja-
mais passé la Manche, de connaître l'artiste
autrement que de réputation. h'Ex-volo, au-
jourd'hui au musée de Dijon, et l'Amende
honorable, du Musée du Luxembourg, sont
les seules œuvres peintes que nous connais-
sions en France d'Alphonse Legros ; il est
vrai que notre Cabinet des estampes possède
des épreuves de ses plus beaux portraits
gravés; mais qui, en dehors de quelques
fervents amoureux de l'art, va visiter ces
précieuses collections? Il convient donc,
tout d'abord, de féliciter les initiateurs de
cette exposition qui se sont efforcés do nous
donner une idée complète de cet œuvre si
varié, car, en même temps qu'ils nous ont
procuré des jouissances d'art très raffinées,
ils nous permettent d'apporter notre juste
tribut d'hommages à un artiste qui, malgré
les nombreuses influences qu'a exercées sur
lui son pays d'adoption, peut être légitime-
ment revendiqué par notre école.
L'exposition de la galerie Bing se com-
pose de cent soixante-cinq numéros, parmi
lesquels huit tableaux, une soixantaine de
dessins ou de gouaches, des eaux-fortes,
des lithographies, quelques médailles et
deux bronzes; il y en a assez pour faire
comprendre ce puissant cerveau qui, en
d'autre temps, fût devenu peut-être un de
ces artistes universels à la manière de ceux
de la Renaissance qui ont tenté les genres
les plus divers et ont manié, sinon avec la
même maîtrise, du moins avec une admi-
rable entente des lois immuables du beau,
le pinceau et l'ébauchoir, la plume et le
burin.
Les œuvres peintes de Legros, exposées
aujourd'hui, sont des ^paysages où la figure
humaine ne joue qu'un rôle accessoire :
grands ciels tragiques, terrains stériles et
convulsés, chaumières basses et comme
tapies au ras du sol : voilà les milieux
dans lesquels le peintre aime à placer ses
personnages; souvent, pour ajouter à l'im-
pression morne et désolée qui s'en dégage,
il ajoute à la tristesse ambiante l'horreur
d'un cataclysme : là ce sont des paysans qui
fuient devant un orage; ici, c'est un incendie
qui rougeoie à l'horizon. Toutes ces pages
sont de grande allure, superbement ordon-
nancées et largement peintes. Non que Legros
soit un coloriste, au sens où on l'entend
généralement : sa couleur, le plus souvent
est aigre et fuligineuse, mais l'étrange âpretô
de cette gamme étant admise, on ne peut
qu'admirer les effets grandioses qu'il en tire.
Le meilleur de ces huit morceaux semble La
Maison du garde-côles, qui, par la beauté de
la forme et la grandeur de l'expression, peut
soutenir les plus redoutables voisinages.
Dans ses dessins, qu'ils soient exécutés au
crayon ou à la sépia, Legros montre, avec
plus d'ampleur encore, les qualités que nous
venons de signaler ; tous sont conçus suivant
une méthode de large simplification, pour
concentrer l'intérêt sur la silhouette géné-
rale, pour tout subordonner à l'intensité de
l'effet.
C'est surtout comme graveur que Legros
est célèbre de l'autre côté de la Manche ; les
belles pages qui s'appellent Le Retour des
champs, L'Incendie du hameau, etc., mon-
trent que cette réputation n'a rien d'exagéré.
Legros peut marcher de pair avec les plus
grands graveurs de ce siècle, et, pour lui
trouver un maître, peut-être faut-il remonter
jusqu'à Rembrandt, qu'il rappelle non seule-
ment par l'imprévu de sa facture hachée et
impétueuse, mais encore par le sentiment
dramatique et la sombre grandeur du style;
je n'en veux comme preuve que cette phrase
de Fromentin au sujet d'une eau-forte du
grand Hollandais : « La composition estfort
simple : ce sont trois arbres hérissés, bourrus
de forme et de feuillage ; à gauche, une
plaine à perte de vue ; un grand ciel où
descend une immense nuée d'orage et, dans
la plaine, deux imperceptibles voyageurs
qui cheminent en hâte et fuient, le dos au
vent. » Ne croirait-on pas que cette descrip-
tion s'applique à une eau-forte de l'artiste
bourguignon? Nous retrouvons dans tous
ses paysages, qu'ils soient peints, dessinés
ou gravés, cette même façon austère et
douloureuse presque de concevoir la nature,
et si certaines pages, comme le Repos
devant la chaumière, sont d'un aspect plus
calme et plus reposant, elles laissent du
moins une impression grave et mélancolique
qui sont comme la marque distinctive du
maître.
A voir ces compositions majestueuses ou
violentes, qui semblent avoir été créées
dans un moment de fièvre et sous le coup
d'une vision fugitive, on croirait difficile-
ment que la même main ait pu tracer des
portraits tels que ceux de Th. Rolhenstein ou
de JfUe Simpson, ou bien encore l'Élude de
tête (n° 60 du catalogue), dans lesquels l'ar-
tiste semble avoir emprunté à Lagneau et à
Dumonstier la patiente et méticuleuse naï-
veté de leur style. Toutefois, si le procédé
diffère, les œuvres se ressemblent par la di-
gnité du style, par l'intensité de 1 observa-
tion, par l'impression grave et sereine qui
LA CHRONIQUE DES ARTS
PETITES EXPOSITIONS
l'œuvre d'alphonse legros
a l' « art nouveau »
Tandis que, aux quatre coins de Paris,
les petites expositions continuent de sévir,
représentant la menue monnaie de l'effort
artistique contemporain, la production d'hier
et aussi, pour beaucoup — ce qui est leur
excuse — le pain du lendemain, voici qu'une
œuvre véritable ou plutôt une faible portion
de l'œuvre d'un véritable artiste qui n'a ja-
mais cherché les succès faciles et s'est tou-
jours fièrement isolé dans son rêve, nous est
montrée à 1' « Art Nouveau ». Il s'agit d'Al-
phonse Legros, un pur Français de Bour-
gogne, que les hasards do la vie ont trans-
planté en Angleterre et qui y a trouvé la
gloire alors que beaucoup de ses compa-
triotes ignorent jusqu'à son nom.
De fait, il est difficile, à ceux qui n'ont ja-
mais passé la Manche, de connaître l'artiste
autrement que de réputation. h'Ex-volo, au-
jourd'hui au musée de Dijon, et l'Amende
honorable, du Musée du Luxembourg, sont
les seules œuvres peintes que nous connais-
sions en France d'Alphonse Legros ; il est
vrai que notre Cabinet des estampes possède
des épreuves de ses plus beaux portraits
gravés; mais qui, en dehors de quelques
fervents amoureux de l'art, va visiter ces
précieuses collections? Il convient donc,
tout d'abord, de féliciter les initiateurs de
cette exposition qui se sont efforcés do nous
donner une idée complète de cet œuvre si
varié, car, en même temps qu'ils nous ont
procuré des jouissances d'art très raffinées,
ils nous permettent d'apporter notre juste
tribut d'hommages à un artiste qui, malgré
les nombreuses influences qu'a exercées sur
lui son pays d'adoption, peut être légitime-
ment revendiqué par notre école.
L'exposition de la galerie Bing se com-
pose de cent soixante-cinq numéros, parmi
lesquels huit tableaux, une soixantaine de
dessins ou de gouaches, des eaux-fortes,
des lithographies, quelques médailles et
deux bronzes; il y en a assez pour faire
comprendre ce puissant cerveau qui, en
d'autre temps, fût devenu peut-être un de
ces artistes universels à la manière de ceux
de la Renaissance qui ont tenté les genres
les plus divers et ont manié, sinon avec la
même maîtrise, du moins avec une admi-
rable entente des lois immuables du beau,
le pinceau et l'ébauchoir, la plume et le
burin.
Les œuvres peintes de Legros, exposées
aujourd'hui, sont des ^paysages où la figure
humaine ne joue qu'un rôle accessoire :
grands ciels tragiques, terrains stériles et
convulsés, chaumières basses et comme
tapies au ras du sol : voilà les milieux
dans lesquels le peintre aime à placer ses
personnages; souvent, pour ajouter à l'im-
pression morne et désolée qui s'en dégage,
il ajoute à la tristesse ambiante l'horreur
d'un cataclysme : là ce sont des paysans qui
fuient devant un orage; ici, c'est un incendie
qui rougeoie à l'horizon. Toutes ces pages
sont de grande allure, superbement ordon-
nancées et largement peintes. Non que Legros
soit un coloriste, au sens où on l'entend
généralement : sa couleur, le plus souvent
est aigre et fuligineuse, mais l'étrange âpretô
de cette gamme étant admise, on ne peut
qu'admirer les effets grandioses qu'il en tire.
Le meilleur de ces huit morceaux semble La
Maison du garde-côles, qui, par la beauté de
la forme et la grandeur de l'expression, peut
soutenir les plus redoutables voisinages.
Dans ses dessins, qu'ils soient exécutés au
crayon ou à la sépia, Legros montre, avec
plus d'ampleur encore, les qualités que nous
venons de signaler ; tous sont conçus suivant
une méthode de large simplification, pour
concentrer l'intérêt sur la silhouette géné-
rale, pour tout subordonner à l'intensité de
l'effet.
C'est surtout comme graveur que Legros
est célèbre de l'autre côté de la Manche ; les
belles pages qui s'appellent Le Retour des
champs, L'Incendie du hameau, etc., mon-
trent que cette réputation n'a rien d'exagéré.
Legros peut marcher de pair avec les plus
grands graveurs de ce siècle, et, pour lui
trouver un maître, peut-être faut-il remonter
jusqu'à Rembrandt, qu'il rappelle non seule-
ment par l'imprévu de sa facture hachée et
impétueuse, mais encore par le sentiment
dramatique et la sombre grandeur du style;
je n'en veux comme preuve que cette phrase
de Fromentin au sujet d'une eau-forte du
grand Hollandais : « La composition estfort
simple : ce sont trois arbres hérissés, bourrus
de forme et de feuillage ; à gauche, une
plaine à perte de vue ; un grand ciel où
descend une immense nuée d'orage et, dans
la plaine, deux imperceptibles voyageurs
qui cheminent en hâte et fuient, le dos au
vent. » Ne croirait-on pas que cette descrip-
tion s'applique à une eau-forte de l'artiste
bourguignon? Nous retrouvons dans tous
ses paysages, qu'ils soient peints, dessinés
ou gravés, cette même façon austère et
douloureuse presque de concevoir la nature,
et si certaines pages, comme le Repos
devant la chaumière, sont d'un aspect plus
calme et plus reposant, elles laissent du
moins une impression grave et mélancolique
qui sont comme la marque distinctive du
maître.
A voir ces compositions majestueuses ou
violentes, qui semblent avoir été créées
dans un moment de fièvre et sous le coup
d'une vision fugitive, on croirait difficile-
ment que la même main ait pu tracer des
portraits tels que ceux de Th. Rolhenstein ou
de JfUe Simpson, ou bien encore l'Élude de
tête (n° 60 du catalogue), dans lesquels l'ar-
tiste semble avoir emprunté à Lagneau et à
Dumonstier la patiente et méticuleuse naï-
veté de leur style. Toutefois, si le procédé
diffère, les œuvres se ressemblent par la di-
gnité du style, par l'intensité de 1 observa-
tion, par l'impression grave et sereine qui