DU BESTIAIRE
SON ORIGINE.
107
je passais vingt mois en Belgique. C’est toujours autant de fait, quoique nous
n’ayons pas encore ainsi la vraie base du collationnement critique auquel on pouvait
prétendre dans une édition princeps, donnée de nos jours. Mais le collecteur avait
pris en grippe mon pauvre protégé (Tatien \ puisqu’il nous faut le nommer par
son nom), dont je ne m’étais pourtant pas fait Je panégyriste. Il en est arrivé que
n’importe quelle publication de mon triste Physiologus a semblé trop bonne 2, d’autant
qu’elle venait après la Clef de Méliton et autres formulaires 3 qui étaient censés ouvrir
des échappées de vue énormes sur le symbolisme chrétien. En conséquence, le Bestiaire
a été mené haut la main dans des prolégomènes 4 où, par compensation, son intro-
ducteur est complimenté gracieusement. Je n’y ai pourtant pas de quoi me rengorger:
tout mon mérite est réellement d’avoir déclaré, vers 1853, que je ne pouvais prétendre
à nul droit de propriété sur des manuscrits copiés par moi, il est vrai, depuis plusieurs
années, mais dont l’original appartenait à un dépôt public5. Je l’avais écrit, et ne
m’en défends pas; mais je demandais en même temps que, si l’on voulait me passer
1. Cf. Mélanges, ibicl., t. II, p. 87.
2. M. C. Ilippeau, sans connaître nos Mélanges, publiait
le Bestiaire divin (rimé), dans les Mémoires... des antiquaires
de Normandie, vers 1851.11 ne tenait donc pas plus que moi
cet ouvrage pour absolument méprisable, tout en l’étudiant
sous une de ses formes les moins anciennes- Il en a même
repris en sous-œuvre plusieurs chapitres dans la Revue
de l’art chrétien, depuis quelques années.
3. Du Méliton, je ne veux rien dire aujourd’hui, pour ne
pas mêler des questions qui ne sont pas liées nécessaire-
ment ensemble. Cependant on pourrait citer des cas où il
a été apporté aux débats comme une pièce probante, sans
prouver autre chose que la bonhomie de certains lec-
teurs qui comptent imperturbablement sur les répertoires
tout faits.
Rien ne dispense (même, et surtout, dans les sciences
ecclésiastiques) d’études sérieuses et d’une certaine judi-
ciaire. Rencontrer un mot expliqué avec toutes ses dépen-
dances, à livre ouvert, serait chose charmante; et les
écoliers y trouveraient leur compte. Demandez néanmoins
aux hommes d’étude si c’est là qu’ils se fournissent de
solutions définitives, même en affaires où la théologie et
l’Ecriture sainte ne sont pas intéressées ! Au moment
d’imprimer ceci, je rencontre le témoignage d’un Bourgui-
gnon du xvne siècle qui ne me donne pas tort : « Les dic-
tionnaires et les loteries.... sont une marque sûre d’igno-
rance et de gueuserie. » (Cf. A. Robert, Étude sur le pré-
sident Bouhier, p. 10.)
Méliton, et l’usage qu’on en faisaitdès le temps d’Origène,
semblait déjà quelque peu abusif au savant Alexandrin,
dont plusieurs font trop bon marché, afin de se dispenser
d'y regarder de près. Qui ne voit qu’en ou Ire ces notes prises
pour un usage à déterminer plus tard, ont dû faire comme
la boule de neige sous les mains d’imitateurs qui auront
prétendu l’amplifier avec le temps ! Si l’on avait tenu beau-
coup au texte quelconque du vrai Méltion primitif, il y
avait lieu de le rechercher dans mainte bibliothèque pour
l’établir sur des bases acceptables. Ainsi Ambr. de Moralès
(Viage alosreijnos de Leon, elc.,p. M) indiquait jadis, dans
l’abbaye cistercienne de Sandoval, «Un libro antiguo...
» que trata quanlas cosas se entienden en la sagrada Escri-
» tura por cada cosa, como Virga, brachium, etc.; sacado
» de los santos doctores... » Il paraissait être question alors
de publier ce répertoire ; et Laurete a fait quelque chose
de semblable dans sa Silva allegoriarum, qui ne dispense
assurément pas de recherches complémentaires et de vé-
rifications détaillées.
On eût donc fait œuvre pour le moins aussi profitable
en publiant les Gloses [interlinéaire et ordinaire) de la Bible,
avec indication des sources d’où elles découlaient. Il est
vrai que cela n’aurait pas eu l’air d’une trouvaille, et
pouvait demander plus de peine que la simple copie de
quelques compilations plus ou moins anciennes. Mais là,
du moins, on avait le travail d’une grande école, estimé
dès son origine autrement que sur réputation acceptée de
confiance, et fixé par un usage presque universel dans
l’Église latine.
En fait de formulaires, il y en avait un là qui pouvait
être complété par unepublication dePierre deRiga escortée
de notes sérieuses, et qui vaudrait bien des extraits équi-
voques d’écrivains ecclésiastiques fort discutables.
U- Spicil., ibid., p. xlvij, sqq.
5. Mon désistement (si c’est le vrai mot), puisqu’on veut
bien m’en faire honneur, tout simple qu’il fût sous sa forme
réelle, était accompagné d’une supplication dont je croyais
pouvoir me promettre quelque effet : c’était que l’on eût
la bonté de ne pas remettre mon pupille sur le tapis sans
apurer les comptes de sa tutelle. Je faisais observer que
faute d’une mesure si exigible, on m’exposait à passer
pour insupportable, quand je serais conduit au rôle maus-
sade de ramener le public du xixe siècle en troisième
audience sur débats si peu goûtés, même des stagiaires
actuels. Mes réserves de 1853 pouvaient donc faire prévoir
que je ne promettais pas précisément d’abandonner la lice
à qui voudrait étrangler Tatien (ou son ayant cause) entre
deux portes. Nous ne réclamions pas faveur, mais nous
récusions le jugement à buis clos et l’exécution arbitraire.
Notre malheureux opuscule, revenu sur l’eau après un long
oubli, avait bien droit à l’honneur d’un chapitre d’histoire
littéraire pour les douze ou treize siècles de notoriété dont
il a joui sous divers titres, usurpés tant que l’on voudra ;
mais notoriété pourtant, voire même estime et influence.
SON ORIGINE.
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je passais vingt mois en Belgique. C’est toujours autant de fait, quoique nous
n’ayons pas encore ainsi la vraie base du collationnement critique auquel on pouvait
prétendre dans une édition princeps, donnée de nos jours. Mais le collecteur avait
pris en grippe mon pauvre protégé (Tatien \ puisqu’il nous faut le nommer par
son nom), dont je ne m’étais pourtant pas fait Je panégyriste. Il en est arrivé que
n’importe quelle publication de mon triste Physiologus a semblé trop bonne 2, d’autant
qu’elle venait après la Clef de Méliton et autres formulaires 3 qui étaient censés ouvrir
des échappées de vue énormes sur le symbolisme chrétien. En conséquence, le Bestiaire
a été mené haut la main dans des prolégomènes 4 où, par compensation, son intro-
ducteur est complimenté gracieusement. Je n’y ai pourtant pas de quoi me rengorger:
tout mon mérite est réellement d’avoir déclaré, vers 1853, que je ne pouvais prétendre
à nul droit de propriété sur des manuscrits copiés par moi, il est vrai, depuis plusieurs
années, mais dont l’original appartenait à un dépôt public5. Je l’avais écrit, et ne
m’en défends pas; mais je demandais en même temps que, si l’on voulait me passer
1. Cf. Mélanges, ibicl., t. II, p. 87.
2. M. C. Ilippeau, sans connaître nos Mélanges, publiait
le Bestiaire divin (rimé), dans les Mémoires... des antiquaires
de Normandie, vers 1851.11 ne tenait donc pas plus que moi
cet ouvrage pour absolument méprisable, tout en l’étudiant
sous une de ses formes les moins anciennes- Il en a même
repris en sous-œuvre plusieurs chapitres dans la Revue
de l’art chrétien, depuis quelques années.
3. Du Méliton, je ne veux rien dire aujourd’hui, pour ne
pas mêler des questions qui ne sont pas liées nécessaire-
ment ensemble. Cependant on pourrait citer des cas où il
a été apporté aux débats comme une pièce probante, sans
prouver autre chose que la bonhomie de certains lec-
teurs qui comptent imperturbablement sur les répertoires
tout faits.
Rien ne dispense (même, et surtout, dans les sciences
ecclésiastiques) d’études sérieuses et d’une certaine judi-
ciaire. Rencontrer un mot expliqué avec toutes ses dépen-
dances, à livre ouvert, serait chose charmante; et les
écoliers y trouveraient leur compte. Demandez néanmoins
aux hommes d’étude si c’est là qu’ils se fournissent de
solutions définitives, même en affaires où la théologie et
l’Ecriture sainte ne sont pas intéressées ! Au moment
d’imprimer ceci, je rencontre le témoignage d’un Bourgui-
gnon du xvne siècle qui ne me donne pas tort : « Les dic-
tionnaires et les loteries.... sont une marque sûre d’igno-
rance et de gueuserie. » (Cf. A. Robert, Étude sur le pré-
sident Bouhier, p. 10.)
Méliton, et l’usage qu’on en faisaitdès le temps d’Origène,
semblait déjà quelque peu abusif au savant Alexandrin,
dont plusieurs font trop bon marché, afin de se dispenser
d'y regarder de près. Qui ne voit qu’en ou Ire ces notes prises
pour un usage à déterminer plus tard, ont dû faire comme
la boule de neige sous les mains d’imitateurs qui auront
prétendu l’amplifier avec le temps ! Si l’on avait tenu beau-
coup au texte quelconque du vrai Méltion primitif, il y
avait lieu de le rechercher dans mainte bibliothèque pour
l’établir sur des bases acceptables. Ainsi Ambr. de Moralès
(Viage alosreijnos de Leon, elc.,p. M) indiquait jadis, dans
l’abbaye cistercienne de Sandoval, «Un libro antiguo...
» que trata quanlas cosas se entienden en la sagrada Escri-
» tura por cada cosa, como Virga, brachium, etc.; sacado
» de los santos doctores... » Il paraissait être question alors
de publier ce répertoire ; et Laurete a fait quelque chose
de semblable dans sa Silva allegoriarum, qui ne dispense
assurément pas de recherches complémentaires et de vé-
rifications détaillées.
On eût donc fait œuvre pour le moins aussi profitable
en publiant les Gloses [interlinéaire et ordinaire) de la Bible,
avec indication des sources d’où elles découlaient. Il est
vrai que cela n’aurait pas eu l’air d’une trouvaille, et
pouvait demander plus de peine que la simple copie de
quelques compilations plus ou moins anciennes. Mais là,
du moins, on avait le travail d’une grande école, estimé
dès son origine autrement que sur réputation acceptée de
confiance, et fixé par un usage presque universel dans
l’Église latine.
En fait de formulaires, il y en avait un là qui pouvait
être complété par unepublication dePierre deRiga escortée
de notes sérieuses, et qui vaudrait bien des extraits équi-
voques d’écrivains ecclésiastiques fort discutables.
U- Spicil., ibid., p. xlvij, sqq.
5. Mon désistement (si c’est le vrai mot), puisqu’on veut
bien m’en faire honneur, tout simple qu’il fût sous sa forme
réelle, était accompagné d’une supplication dont je croyais
pouvoir me promettre quelque effet : c’était que l’on eût
la bonté de ne pas remettre mon pupille sur le tapis sans
apurer les comptes de sa tutelle. Je faisais observer que
faute d’une mesure si exigible, on m’exposait à passer
pour insupportable, quand je serais conduit au rôle maus-
sade de ramener le public du xixe siècle en troisième
audience sur débats si peu goûtés, même des stagiaires
actuels. Mes réserves de 1853 pouvaient donc faire prévoir
que je ne promettais pas précisément d’abandonner la lice
à qui voudrait étrangler Tatien (ou son ayant cause) entre
deux portes. Nous ne réclamions pas faveur, mais nous
récusions le jugement à buis clos et l’exécution arbitraire.
Notre malheureux opuscule, revenu sur l’eau après un long
oubli, avait bien droit à l’honneur d’un chapitre d’histoire
littéraire pour les douze ou treize siècles de notoriété dont
il a joui sous divers titres, usurpés tant que l’on voudra ;
mais notoriété pourtant, voire même estime et influence.