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MÉLANGES D’ARCHÉOLOGIE.
(puis maréchal de France), aurait vu tout simplement la fourrure des chanoines européens
transmise à un chapitre d'indigènes africains, que ce serait déjà une transplantation
étrange pour cette contrée où rien ne rappelait l’origine rationnelle de cet usage, tout
au plus appréciable chez nous à cette heure.
La barbe de mon chanoine peut encore devenir matière à dissertation; il faut donc en
dire au moins quelques mots. On affirme assez ordinairement que les clercs de l’Église
latine étaient astreints à se raser les joues et le menton; et que Jules II fut le premier
à donner l’exemple de porter la barbe. Mais toutes ces théories, faciles à établir, ne tiennent
pas fort contre les preuves, même écrites ' ; et bien moins encore contre les monuments.
Dans les Vitraux de Bourges on peut voir qu’il n’y avait point parfaite uniformité à ce
sujet -, et que les artistes du xirie siècle ne croyaient pas les évêques astreints à l’une ou
à l’autre coutume. Yers la même époque, Innocent IY permettait aux convers de Monte-
Favale de se faire la barbe, parce que les nobles auraient éprouvé quelque répulsion pour
l’habit religieux s’ils avaient été obligés d'être barbus en devenant moines3. Cependant
les chevaliers avaient certainement porté la barbe en d’autres temps; si bien que pour les
templiers, on se contentait de la porter courte, ainsi que les favoris et la chevelure4.
11 paraît donc qu’en cela, comme en bien d’autres choses, le clergé prit généralement
le contre-pied de ce que faisaient les laïques5. Ce pouvait être de très-bonne intention
dans l’origine ; mais, à force de se frotter au monde, on ne se souciait pas trop d’en être
si éloigné. On prenait donc les modes séculières, mais un peu tard; et sans calcul on se
trouvait encore à l’inverse des gens comme il faut, parce que ces derniers avaient déjà
changé de toilette. C’est ainsi que le tricorne et les cheveux longs par derrière ont passé
pour insignes ecclésiastiques, lorsque les élégants commencèrent à y renoncer. Le trouvère
du xive siècle, qui a rimé Floovant, tient que jadis (à un siècle de distance approxima-
tivement) tout homme d’honneur était barbu ; et que perdre cet insigne des gens de bien,
était le châtiment de quelque malheureux déshonoré par sentence judiciaire0 :
« Seignors, à ice tans que vos ici oez
Adonc estoient tuit li prodome barbez,
Et li clers et li lais, li prestes coronez;
Et quant [Huns estoit] aparcéuz d’anbler,
Donques li façoit l’en les grenons à ouster
Et trestoz les forçons de la barbe coper;
Lores estoit hontoux, honiz et vergondez
Si qu’il ne parousoit entre gantz {gens) converser
Et quant il estoit pris, à mort estoit livrez.
Etc. »
broder un tant soit peu en fait de récits gaillards. D’ailleurs,
quand la marquise parle du conte de l’amiral, ne prétend-
elle pas rappeler le proverbe espagnol que nous traduisons
en français par : « A beau mentir qui vient de loin » ? En
outre, et avec quelque restriction admise dans les souve-
nirs du marin, on n’est pas sans autres indices sur la dé-
cadence où s’en allait dès lors plus d’une Église transma-
rine confiée primitivement par les papes au patronage
des rois (très-fidèles) de Portugal, avec plus d’espoir que
l’expérience n’en a réalisé depuis cent ans surtout.
Quant à la vérification de l’anecdote contée à l’ami de
Mme de Sévigné, ce n’était pas recherche oiseuse pour cer-
tains zélateurs modernes qui ont prétendu hâter la forma-
tion d’un clergé indigène chez les peuples récemment
conquis au christianisme. On eût bien fait d’établir préala-
blement que cet office canonial n’était ni prouvé, ni même
possible; et j’en aurais lu volontiers la démonstration, tout
prêt à me rendre en cas de raisons solides.
1. Cf. Christ. Wolf. De octava synod. gener., Calum-
nia VIII (Opp. ed. venet,, t. III, p. 3à7, sq.). — Antichità
longobardico-milanesi, t. IV, p. 2ZiG, sgg. — Muratori, Anti-
quit. ital. med. œv., dissert. XXIII (ed. in-fol., t. II, p. 299-
301). — Steph. Borgia, De cruce veliterna, p. lxxxvii, sqq.
2. Planches XVII et XVIII, galerie des évêques.
3. En France, au contraire, un des continuateurs du
Roman de Renart met en scène quelques moines, suivis
de convers barbus.
U- Antichità longobardico-milan., t. II, p. 181.
5. C’est encore pourquoi diverses branches des Frères
mineurs ont adopté la barbe, afin de mieux ressembler aux
pauvres gens, lorsque la mode dominante était de se raser
au moins le menton. Aussi les capucins d’Italie, surtout
au xvme siècle, sont-ils souvent peints sans favoris ni mous-
taches, mais seulement avec collier (comme on dit) et
barbe. En quoi, je ne connais aucun motif pour accuser
d’infidélité maint portrait qui doit passer comme historique
jusqu’à preuve contraire.
6. Floovant (Paris, 1859), p. 3 et 8.
MÉLANGES D’ARCHÉOLOGIE.
(puis maréchal de France), aurait vu tout simplement la fourrure des chanoines européens
transmise à un chapitre d'indigènes africains, que ce serait déjà une transplantation
étrange pour cette contrée où rien ne rappelait l’origine rationnelle de cet usage, tout
au plus appréciable chez nous à cette heure.
La barbe de mon chanoine peut encore devenir matière à dissertation; il faut donc en
dire au moins quelques mots. On affirme assez ordinairement que les clercs de l’Église
latine étaient astreints à se raser les joues et le menton; et que Jules II fut le premier
à donner l’exemple de porter la barbe. Mais toutes ces théories, faciles à établir, ne tiennent
pas fort contre les preuves, même écrites ' ; et bien moins encore contre les monuments.
Dans les Vitraux de Bourges on peut voir qu’il n’y avait point parfaite uniformité à ce
sujet -, et que les artistes du xirie siècle ne croyaient pas les évêques astreints à l’une ou
à l’autre coutume. Yers la même époque, Innocent IY permettait aux convers de Monte-
Favale de se faire la barbe, parce que les nobles auraient éprouvé quelque répulsion pour
l’habit religieux s’ils avaient été obligés d'être barbus en devenant moines3. Cependant
les chevaliers avaient certainement porté la barbe en d’autres temps; si bien que pour les
templiers, on se contentait de la porter courte, ainsi que les favoris et la chevelure4.
11 paraît donc qu’en cela, comme en bien d’autres choses, le clergé prit généralement
le contre-pied de ce que faisaient les laïques5. Ce pouvait être de très-bonne intention
dans l’origine ; mais, à force de se frotter au monde, on ne se souciait pas trop d’en être
si éloigné. On prenait donc les modes séculières, mais un peu tard; et sans calcul on se
trouvait encore à l’inverse des gens comme il faut, parce que ces derniers avaient déjà
changé de toilette. C’est ainsi que le tricorne et les cheveux longs par derrière ont passé
pour insignes ecclésiastiques, lorsque les élégants commencèrent à y renoncer. Le trouvère
du xive siècle, qui a rimé Floovant, tient que jadis (à un siècle de distance approxima-
tivement) tout homme d’honneur était barbu ; et que perdre cet insigne des gens de bien,
était le châtiment de quelque malheureux déshonoré par sentence judiciaire0 :
« Seignors, à ice tans que vos ici oez
Adonc estoient tuit li prodome barbez,
Et li clers et li lais, li prestes coronez;
Et quant [Huns estoit] aparcéuz d’anbler,
Donques li façoit l’en les grenons à ouster
Et trestoz les forçons de la barbe coper;
Lores estoit hontoux, honiz et vergondez
Si qu’il ne parousoit entre gantz {gens) converser
Et quant il estoit pris, à mort estoit livrez.
Etc. »
broder un tant soit peu en fait de récits gaillards. D’ailleurs,
quand la marquise parle du conte de l’amiral, ne prétend-
elle pas rappeler le proverbe espagnol que nous traduisons
en français par : « A beau mentir qui vient de loin » ? En
outre, et avec quelque restriction admise dans les souve-
nirs du marin, on n’est pas sans autres indices sur la dé-
cadence où s’en allait dès lors plus d’une Église transma-
rine confiée primitivement par les papes au patronage
des rois (très-fidèles) de Portugal, avec plus d’espoir que
l’expérience n’en a réalisé depuis cent ans surtout.
Quant à la vérification de l’anecdote contée à l’ami de
Mme de Sévigné, ce n’était pas recherche oiseuse pour cer-
tains zélateurs modernes qui ont prétendu hâter la forma-
tion d’un clergé indigène chez les peuples récemment
conquis au christianisme. On eût bien fait d’établir préala-
blement que cet office canonial n’était ni prouvé, ni même
possible; et j’en aurais lu volontiers la démonstration, tout
prêt à me rendre en cas de raisons solides.
1. Cf. Christ. Wolf. De octava synod. gener., Calum-
nia VIII (Opp. ed. venet,, t. III, p. 3à7, sq.). — Antichità
longobardico-milanesi, t. IV, p. 2ZiG, sgg. — Muratori, Anti-
quit. ital. med. œv., dissert. XXIII (ed. in-fol., t. II, p. 299-
301). — Steph. Borgia, De cruce veliterna, p. lxxxvii, sqq.
2. Planches XVII et XVIII, galerie des évêques.
3. En France, au contraire, un des continuateurs du
Roman de Renart met en scène quelques moines, suivis
de convers barbus.
U- Antichità longobardico-milan., t. II, p. 181.
5. C’est encore pourquoi diverses branches des Frères
mineurs ont adopté la barbe, afin de mieux ressembler aux
pauvres gens, lorsque la mode dominante était de se raser
au moins le menton. Aussi les capucins d’Italie, surtout
au xvme siècle, sont-ils souvent peints sans favoris ni mous-
taches, mais seulement avec collier (comme on dit) et
barbe. En quoi, je ne connais aucun motif pour accuser
d’infidélité maint portrait qui doit passer comme historique
jusqu’à preuve contraire.
6. Floovant (Paris, 1859), p. 3 et 8.