qui lui fermait l'Orient et les découvertes maritimes qui déplaçaient
le centre commercial de la planète, se repliait sur elle-même pour éclater
en profondeur dans l'âme de ses artistes. Venise était comme un être
débordant de force et de santé à qui le besoin d'organiser sa vie contre
les attaques incessantes d'un milieu difficile et d'espèces à demi bar-
bares n'a pas laissé le temps de connaître la volupté. Dès qu'elle y
eût goûté, elle s'y abandonna sans mesure, de tous ses sens trop riches
de désirs et d'énergies accumulés. Elle en mourut, comme ces bêtes
trop vivantes que tue l'acte de féconder. Sa mort transmit à l'avenir,
en richesses profondes, les richesses extérieures qu'elle amassa six
cents ans.
Giorgione, Palma, Lorenzo Lotto, Bonifazio, Basaïti, Pordenone,
Sébastien del Piombo, Titien, tous élèves ou disciples de Giovanni
arrivent ensemble pour recueillir les fruits qui font plier les branches
et célébrer dans une ivresse de peinture qui ne fut jamais atteinte
ailleurs, en même temps que la réhabilitation de la nature matérielle
où l'homme est toujours forcé de reprendre pied quand il a trop long-
temps erré dans le beau désert de l'idée pure, l'agonie apothéotique
de la sensualité dont le monde ancien lui avait légué la légende. Dès
lors, comme des produits de la terre débordant pêle-mêle des cor-
beilles trop pleines et se répandant sur les chemins au rythme de la
marche de ceux qui les portent, les tableaux et les fresques vont
répandre dans les palais, sur les murs, dans les églises autant et plus
qu'ailleurs, le récit des festins et des fêtes, des danses, des concerts
dans les grands décors miraculeux, la profondeur des ciels, des forêts,
des sources, le frisson des chairs nues et toutes chaudes de l'attente
ou du passage de l'amour.
L'unité de sentiment, d'action, de milieu, de vie était telle que
l'un d'entre les peintres de ce temps peut les définir à peu près tous.
Titien contient Venise entière, des Bellini à Véronèse et même à
Tiepolo. Mais Titien est plus qu'ébauché en Giorgione, né la même
année que lui, mort deux tiers de siècle avant lui, et si le pieux et doux
et discret Lorenzo Lotto, qui vit pleuvoir sur sa couleur, avant Véro-
nèse, la fine cendre de Venise, a seulement recueilli quelques reflets
de la surface du plus grand de ses peintres, Palma et Sébastien del
Piombo, Basaïti et Bonifazio même, et jusqu'au sévère Pordenone
qui fut son rival officiel, ressemblent à Titien. Ils ont tous, à un degré
moins ample et moins personnel, la plupart de ses profondes qualités.
D'ailleurs, ils ne se gênaient pas pour s'emprunter des idées et des
images. Ils vivaient d'échanges continuels, comme les populations
et l'atmosphère de leur ville. C'est aux époques d'anémie nationale
que l'artiste s'entoure de retranchements. Quand la vie a cette exubé-
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le centre commercial de la planète, se repliait sur elle-même pour éclater
en profondeur dans l'âme de ses artistes. Venise était comme un être
débordant de force et de santé à qui le besoin d'organiser sa vie contre
les attaques incessantes d'un milieu difficile et d'espèces à demi bar-
bares n'a pas laissé le temps de connaître la volupté. Dès qu'elle y
eût goûté, elle s'y abandonna sans mesure, de tous ses sens trop riches
de désirs et d'énergies accumulés. Elle en mourut, comme ces bêtes
trop vivantes que tue l'acte de féconder. Sa mort transmit à l'avenir,
en richesses profondes, les richesses extérieures qu'elle amassa six
cents ans.
Giorgione, Palma, Lorenzo Lotto, Bonifazio, Basaïti, Pordenone,
Sébastien del Piombo, Titien, tous élèves ou disciples de Giovanni
arrivent ensemble pour recueillir les fruits qui font plier les branches
et célébrer dans une ivresse de peinture qui ne fut jamais atteinte
ailleurs, en même temps que la réhabilitation de la nature matérielle
où l'homme est toujours forcé de reprendre pied quand il a trop long-
temps erré dans le beau désert de l'idée pure, l'agonie apothéotique
de la sensualité dont le monde ancien lui avait légué la légende. Dès
lors, comme des produits de la terre débordant pêle-mêle des cor-
beilles trop pleines et se répandant sur les chemins au rythme de la
marche de ceux qui les portent, les tableaux et les fresques vont
répandre dans les palais, sur les murs, dans les églises autant et plus
qu'ailleurs, le récit des festins et des fêtes, des danses, des concerts
dans les grands décors miraculeux, la profondeur des ciels, des forêts,
des sources, le frisson des chairs nues et toutes chaudes de l'attente
ou du passage de l'amour.
L'unité de sentiment, d'action, de milieu, de vie était telle que
l'un d'entre les peintres de ce temps peut les définir à peu près tous.
Titien contient Venise entière, des Bellini à Véronèse et même à
Tiepolo. Mais Titien est plus qu'ébauché en Giorgione, né la même
année que lui, mort deux tiers de siècle avant lui, et si le pieux et doux
et discret Lorenzo Lotto, qui vit pleuvoir sur sa couleur, avant Véro-
nèse, la fine cendre de Venise, a seulement recueilli quelques reflets
de la surface du plus grand de ses peintres, Palma et Sébastien del
Piombo, Basaïti et Bonifazio même, et jusqu'au sévère Pordenone
qui fut son rival officiel, ressemblent à Titien. Ils ont tous, à un degré
moins ample et moins personnel, la plupart de ses profondes qualités.
D'ailleurs, ils ne se gênaient pas pour s'emprunter des idées et des
images. Ils vivaient d'échanges continuels, comme les populations
et l'atmosphère de leur ville. C'est aux époques d'anémie nationale
que l'artiste s'entoure de retranchements. Quand la vie a cette exubé-
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