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rance, elle ne s'aperçoit pas de ses emprunts. Les lianes des forêts
tropicales n'empêchent pas les arbres dont elles enchevêtrent les
branches de pousser en haut et en large. Chez tous les contemporains
de Titien, c'est la même abondance, la même puissance entraînante
et paisible à transposer les éléments de l'univers dans un ordre nou-
veau généralisateur et lyrique et à baigner la vie et l'espace où elle se
meut dans l'or ambré du fond duquel monte une vapeur rouge.
Le Concert Champêtre est le moment décisif de la grande pein-
ture, Titien partira de lui. La symphonie naît et s'enfle soudain, ses
ondes se cherchent et se pénètrent, tout le sang de Venise s'est con-
centré dans un seul cœur, un cœur chaud, régulier et calme qui dis-
tribue la vie avec la puissance admirable de ce qui est maître de soi.
Un monde qui va mourir affirme pour la première fois avec tous ses
moyens l'immortalité du désir, de la musique et de l'intelligence en
les associant à la nature immuable qui s'offre pour les justifier. Les
forces de fécondation s'y recueillent dans l'attente profonde de la
pleine maturité. Avec Giorgione, l'automne vénitien commence, la
splendeur lourde, la sonorité des saisons où les fruits paraissent con-
centrer la flamme et la chaleur solaire, où leur pourpre translucide
arrête à peine sa lumière, où le soir est couleur de cuivre, où les femmes
épanouies par les premières caresses et rendues plus pesantes par les
premières maternités devraient mettre sur leur chair de gros colliers
d'ambre. Leur peau dorée est presque sombre, comme si le sang qui
l'arrose avait reçu au travers d'elle le baiser de tous les jours brûlants
qui se sont levés sur le monde depuis qu'il sait la volupté. Et cepen-
dant, dans les paysages profonds au cœur desquels elles sont étendues,
les paysages bleus qui s'enfoncent, leur corps prend un éclat royal,
on dirait un soleil vivant qui répand sur les chaumières rousses et
les arbres noblement groupés une lueur si chaude et si riche qu'elle
semble interdire à l'hiver de renaître et à la nuit de retomber. C'est
à peine si nous connaissons Giorgione, à peine si nous pouvons affirmer
l'authenticité de trois ou quatre de ses œuvres, mais nous ne pouvons
pas les imaginer autrement que baignées dans l'atmosphère d'une
après-midi de fin d'été, où la lumière immobile s'amasse dans l'ombre
étouffante, où l'on dirait que le vent ne se lève que pour nous faire
percevoir des parfums jusque-là matérialisés. Peut-être a-t-il bien
fait de mourir jeune pour laisser au génie plus patient et plus sévère
de Titien le temps de prendre possession de lui-même. C'est une pein-
ture enivrante comme un vin trop épais.
On a dit d'elle, de celle de Titien surtout, de celle de Véronèse et
de tous les peintres de Venise, Tintoret excepté peut-être, qu'elle est
tout à fait objective, qu'elle ne dit jamais l'opinion de l'artiste sur le

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