II
Or, l'instant passionnel se prolongeait en elle comme une vibra-
tion de corde qui survit au contact des doigts et renaît de ce contact
alors qu'elle va mourir. Florence avait à dégager de sa longue éduca-
tion chrétienne le désir qu'elle se sentait en regardant les statues
déterrées, en lisant les poètes et les philosophes anciens, en levant
ses yeux hagards vers la crête des montagnes. Il fallait trouver le
passage entre l'idéal social que chercha vainement l'Italie du moyen
âge et l'idéal intellectuel auquel tendait la Renaissance. Et ce fut
la gloire et la douleur de la peinture des Toscans.
Ce grand siècle commença pour eux dans une indécision qui dura
jusqu'à la fin. De la joie saine et forte de Giotto, berçant dans sa
grande ligne ondulante les hautes certitudes sur qui toute la société
médiévale vécut, il ne restait plus grand'chose. Dans le cloître, sans
doute, hors du monde, la croyance en elles persistait. Mais elle y
prenait l'apparence d'une illusion volontairement consentie. Le moine
Angelico, constructeur vigoureux, d'ailleurs, et qui transmet intacte
aux grands classiques — par-dessus les déviations et les faiblesses des
derniers primitifs et les hésitations des précurseurs de Raphaël — la
grandiose logique structurale de Giotto, le moine Angelico ne se douta
jamais qu'il célébrait le christianisme un peu à la façon dont on
illustre, en marge d'un vieux livre, une légende. Cette légende l'atten-
drissait sans doute, et même elle l'amusait. Les histoires les plus ter-
ribles se déroulaient comme un conte d'enfant et ce sont les plus douces
qu'il choisissait presque toujours. Comme il croyait à l'enfer, et que
l'enfer grondait aux portes de son cloître, son imagination inépuisable
savait fort bien mêler et bousculer des foules dramatiques, voiler le
ciel de flèches et de lances, broyer sur la grande croix autour de qui
se prosternaient des formes suppliantes, les pieds et les mains du
Sauveur. Mais les visions du paradis, lyres, violons, trompettes d'or,
anges ailés de plumes multicolores dans les paysages purs striés de
cyprès noirs, l'attiraient bien davantage. C'était un être charmant,
heureux d'aimer, heureux de vivre, heureux qu'il y eût des fleurs dans
les champs pour qu'il pût les répandre sous les pas de jeunes saintes.
Le sang des martyrs même faisait pousser des marguerites blanches
entre les herbes rougies. Il ne manquait jamais d'associer à son enchan-
tement les printemps et les étés des campagnes florentines. Il avait
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Or, l'instant passionnel se prolongeait en elle comme une vibra-
tion de corde qui survit au contact des doigts et renaît de ce contact
alors qu'elle va mourir. Florence avait à dégager de sa longue éduca-
tion chrétienne le désir qu'elle se sentait en regardant les statues
déterrées, en lisant les poètes et les philosophes anciens, en levant
ses yeux hagards vers la crête des montagnes. Il fallait trouver le
passage entre l'idéal social que chercha vainement l'Italie du moyen
âge et l'idéal intellectuel auquel tendait la Renaissance. Et ce fut
la gloire et la douleur de la peinture des Toscans.
Ce grand siècle commença pour eux dans une indécision qui dura
jusqu'à la fin. De la joie saine et forte de Giotto, berçant dans sa
grande ligne ondulante les hautes certitudes sur qui toute la société
médiévale vécut, il ne restait plus grand'chose. Dans le cloître, sans
doute, hors du monde, la croyance en elles persistait. Mais elle y
prenait l'apparence d'une illusion volontairement consentie. Le moine
Angelico, constructeur vigoureux, d'ailleurs, et qui transmet intacte
aux grands classiques — par-dessus les déviations et les faiblesses des
derniers primitifs et les hésitations des précurseurs de Raphaël — la
grandiose logique structurale de Giotto, le moine Angelico ne se douta
jamais qu'il célébrait le christianisme un peu à la façon dont on
illustre, en marge d'un vieux livre, une légende. Cette légende l'atten-
drissait sans doute, et même elle l'amusait. Les histoires les plus ter-
ribles se déroulaient comme un conte d'enfant et ce sont les plus douces
qu'il choisissait presque toujours. Comme il croyait à l'enfer, et que
l'enfer grondait aux portes de son cloître, son imagination inépuisable
savait fort bien mêler et bousculer des foules dramatiques, voiler le
ciel de flèches et de lances, broyer sur la grande croix autour de qui
se prosternaient des formes suppliantes, les pieds et les mains du
Sauveur. Mais les visions du paradis, lyres, violons, trompettes d'or,
anges ailés de plumes multicolores dans les paysages purs striés de
cyprès noirs, l'attiraient bien davantage. C'était un être charmant,
heureux d'aimer, heureux de vivre, heureux qu'il y eût des fleurs dans
les champs pour qu'il pût les répandre sous les pas de jeunes saintes.
Le sang des martyrs même faisait pousser des marguerites blanches
entre les herbes rougies. Il ne manquait jamais d'associer à son enchan-
tement les printemps et les étés des campagnes florentines. Il avait
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