Si l'Allemagne était prospère d'apparences, si sa petite bourgeoisie
artisane entassait lentement les produits hétéroclites, mais innom-
brables, de son industrie ouvrière, le peuple des campagnes souffrait.
Le clergé tenait le tiers du sol. Économiquement, l'Allemagne était
sous la domination de Rome. Et Luther s'aperçut qu'il s'était trompé
sur le sens que la foule donnait à son action, le jour où, ayant consenti
à reconnaître, parce qu'il avait besoin d'elle, l'autorité de la féodalité
militaire qui le secondait dans sa lutte contre la féodalité ecclésiastique,
il dut aider la noblesse protestante à écraser les misérables que sa parole
avait fanatisés. L'effroyable guerre des paysans donnait à la Réforme
sa signification réelle. Une classe en remplaçait une autre dans la
possession du sol, elle allait étouffer la vie morale de l'Allemagne qui
avait pu, depuis deux siècles, se manifester à peu près librement, grâce
à l'antagonisme d'intérêts qui les opposait l'une à l'autre. Le triomphe
du protestantisme coïncida, dans toute l'Allemagne, avec l'abdication
de sa pensée originale. Nuremberg s'éteignit.
V
Holbein à part, Holbein que la ruine des villes allemandes toucha
aussi puisqu'il fut contraint par la misère de quitter Bâle à trente ans
pour la cour d'Henri VIII, les grands peintres allemands, Cranach
entre autres, sont du même temps que Dürer. Ses deux élèves, même,
sont à peine plus jeunes que lui, Hans de Kulmbach qui le continue
tant bien que mal avec une application sèche, Altdorfer, qui oublie la
douleur du siècle dans les paysages précieux et miroitants où son dilet-
tantisme un peu débile demande à la forêt germaine l'abri de ses fron-
daisons et se réchauffe à l'incendie des crépuscules romantiques. La
brique des toits d'Allemagne, ses bois opaques envoient une dernière
fois le reflet terne du rouge sombre et du vert presque noir aux toiles
de Burgkmair où agonise l'école d'Augsbourg qui n'entendra plus,
avec Christophe Amberger, qu'un écho presque éteint, bien que pur,
de la grande voix d'Holbein. Mathias Grünewald, le maître d'Alsace,
qui pend à la croix, par ses deux bras presque arrachés, l'horrible corps
du Christ, broie ses deux pieds avec un clou, le meurtrit, l'écorche, le
souille, Mathias Grünewald, il est vrai, est un peintre, et très supérieur
comme peintre à Dürer, à Holbein, même à Cranach. Il sait donner
à sa couleur l'accent du drame, émouvoir, déchirer, terrifier par elle.
Il est aussi tragique que trivial, il est cruel, sinistre, enivré de force
— 153 —
artisane entassait lentement les produits hétéroclites, mais innom-
brables, de son industrie ouvrière, le peuple des campagnes souffrait.
Le clergé tenait le tiers du sol. Économiquement, l'Allemagne était
sous la domination de Rome. Et Luther s'aperçut qu'il s'était trompé
sur le sens que la foule donnait à son action, le jour où, ayant consenti
à reconnaître, parce qu'il avait besoin d'elle, l'autorité de la féodalité
militaire qui le secondait dans sa lutte contre la féodalité ecclésiastique,
il dut aider la noblesse protestante à écraser les misérables que sa parole
avait fanatisés. L'effroyable guerre des paysans donnait à la Réforme
sa signification réelle. Une classe en remplaçait une autre dans la
possession du sol, elle allait étouffer la vie morale de l'Allemagne qui
avait pu, depuis deux siècles, se manifester à peu près librement, grâce
à l'antagonisme d'intérêts qui les opposait l'une à l'autre. Le triomphe
du protestantisme coïncida, dans toute l'Allemagne, avec l'abdication
de sa pensée originale. Nuremberg s'éteignit.
V
Holbein à part, Holbein que la ruine des villes allemandes toucha
aussi puisqu'il fut contraint par la misère de quitter Bâle à trente ans
pour la cour d'Henri VIII, les grands peintres allemands, Cranach
entre autres, sont du même temps que Dürer. Ses deux élèves, même,
sont à peine plus jeunes que lui, Hans de Kulmbach qui le continue
tant bien que mal avec une application sèche, Altdorfer, qui oublie la
douleur du siècle dans les paysages précieux et miroitants où son dilet-
tantisme un peu débile demande à la forêt germaine l'abri de ses fron-
daisons et se réchauffe à l'incendie des crépuscules romantiques. La
brique des toits d'Allemagne, ses bois opaques envoient une dernière
fois le reflet terne du rouge sombre et du vert presque noir aux toiles
de Burgkmair où agonise l'école d'Augsbourg qui n'entendra plus,
avec Christophe Amberger, qu'un écho presque éteint, bien que pur,
de la grande voix d'Holbein. Mathias Grünewald, le maître d'Alsace,
qui pend à la croix, par ses deux bras presque arrachés, l'horrible corps
du Christ, broie ses deux pieds avec un clou, le meurtrit, l'écorche, le
souille, Mathias Grünewald, il est vrai, est un peintre, et très supérieur
comme peintre à Dürer, à Holbein, même à Cranach. Il sait donner
à sa couleur l'accent du drame, émouvoir, déchirer, terrifier par elle.
Il est aussi tragique que trivial, il est cruel, sinistre, enivré de force
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