prophète et qui fit jaillir son poème du choc de la passion et du savoir.
Toutes les forces que les philosophes opposent, il les avait en lui, au
plus haut degré d'exaltation, chacune réclamant son droit avec intran-
sigeance, mais sa volonté les dominait toutes et leur imposait l'accord.
Malade et chétif il vécut quatre-vingt-huit ans et vit déchoir sa race,
lui qui était sa race atteignant sa maturité. Une âme de géant habitait
son corps débile, et c'est à des athlètes au crâne étroit qu'il confia la
mission d'exprimer une pensée qui s'élève, dans l'harmonie, aussi haut
que celle d'Eschyle. Sa fureur prophétique n'empêchait pas une grâce
invincible de s'imposer à chaque instant. Il doutait de tout et de lui-
même, il avait peur de tout et de lui-même, et quand il prenait l'outil,
il affirmait avec un courage éclatant. Il n'aima qu'une femme, elle ne
voulut pas de lui. Il vécut seul, parce qu'il se savait de telles sources
de tendresse qu'une pudeur terrible lui défendait de les ouvrir. Chaste
et méprisant la chair, il embrassait toutes les chairs dans la sensualité
de son intelligence. Vierge, il a fécondé le ventre mort de l'Italie.
Il n'y a pas eu d'homme moins mystique ni plus religieux que
celui-là. Il savait trop pour s'abandonner à l'ivresse trouble des mys-
tiques, il savait qu'il ignorait trop pour n'être pas religieux. Son œuvre,
c'est l'épopée de la Passion intellectuelle. Quelles que puissent être
les tortures qui l'attendent, l'intelligence rejoindra le sentiment qui
la devance et l'obligera, malgré ses révoltes, à se livrer. La raison
atteint son sommet, mais elle est accouplée à un lyrisme trop fort pour
se dévorer elle-même. Dès lors, dégagé de tous les anciens dogmes,
par-dessus le christianisme à peu près mort, par-dessus le paganisme
qu'on ne peut ressusciter, par-dessus le judaïsme qui n'a voulu con-
naître que l'esprit, Michel-Ange est face à face avec l'idée divine, aux
prises avec le symbolisme éternel. Quand il touche au symbole suprême,
quand il se sent au bord de l'abstraction dernière, au bord de Dieu,
pris d'épouvante à l'idée de sa solitude, il tente un effort désespéré,
et réalisant d'un seul coup le plus haut équilibre, il fait entrer violem-
ment dans la forme le néant qu'il vient d'entrevoir.
IV
Les œuvres de cette taille sont faites pour l'avenir lointain. Leur
ombre est mortelle, elle étouffe tout ce qui croît aux alentours. L'Italie
n'avait plus la force et la foi qui eussent été nécessaires pour résister
aux vérités qu'apportait le dernier des Italiens. Eût-elle compris le
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Toutes les forces que les philosophes opposent, il les avait en lui, au
plus haut degré d'exaltation, chacune réclamant son droit avec intran-
sigeance, mais sa volonté les dominait toutes et leur imposait l'accord.
Malade et chétif il vécut quatre-vingt-huit ans et vit déchoir sa race,
lui qui était sa race atteignant sa maturité. Une âme de géant habitait
son corps débile, et c'est à des athlètes au crâne étroit qu'il confia la
mission d'exprimer une pensée qui s'élève, dans l'harmonie, aussi haut
que celle d'Eschyle. Sa fureur prophétique n'empêchait pas une grâce
invincible de s'imposer à chaque instant. Il doutait de tout et de lui-
même, il avait peur de tout et de lui-même, et quand il prenait l'outil,
il affirmait avec un courage éclatant. Il n'aima qu'une femme, elle ne
voulut pas de lui. Il vécut seul, parce qu'il se savait de telles sources
de tendresse qu'une pudeur terrible lui défendait de les ouvrir. Chaste
et méprisant la chair, il embrassait toutes les chairs dans la sensualité
de son intelligence. Vierge, il a fécondé le ventre mort de l'Italie.
Il n'y a pas eu d'homme moins mystique ni plus religieux que
celui-là. Il savait trop pour s'abandonner à l'ivresse trouble des mys-
tiques, il savait qu'il ignorait trop pour n'être pas religieux. Son œuvre,
c'est l'épopée de la Passion intellectuelle. Quelles que puissent être
les tortures qui l'attendent, l'intelligence rejoindra le sentiment qui
la devance et l'obligera, malgré ses révoltes, à se livrer. La raison
atteint son sommet, mais elle est accouplée à un lyrisme trop fort pour
se dévorer elle-même. Dès lors, dégagé de tous les anciens dogmes,
par-dessus le christianisme à peu près mort, par-dessus le paganisme
qu'on ne peut ressusciter, par-dessus le judaïsme qui n'a voulu con-
naître que l'esprit, Michel-Ange est face à face avec l'idée divine, aux
prises avec le symbolisme éternel. Quand il touche au symbole suprême,
quand il se sent au bord de l'abstraction dernière, au bord de Dieu,
pris d'épouvante à l'idée de sa solitude, il tente un effort désespéré,
et réalisant d'un seul coup le plus haut équilibre, il fait entrer violem-
ment dans la forme le néant qu'il vient d'entrevoir.
IV
Les œuvres de cette taille sont faites pour l'avenir lointain. Leur
ombre est mortelle, elle étouffe tout ce qui croît aux alentours. L'Italie
n'avait plus la force et la foi qui eussent été nécessaires pour résister
aux vérités qu'apportait le dernier des Italiens. Eût-elle compris le
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