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l'apothéose de la femme, sur qui l'âme de Venise, au xvie siècle,
concentre toute sa passion, ils sortent tous les deux des alcôves de
pourpre où les formes couchées mettaient sous les yeux du Titien
comme un bloc de lumière blonde, ils dépassent les lisières des forêts
obscures où les corps nus illuminent l'ombre bleuâtre, ils ne tra-
versent la lagune que pour fixer sur leur palette l'opale et le corail,
les pierres opaques ou translucides qui roulent avec l'ombre des palais
renversés dans le scintillement des vagues. Comme pour faire entrer
l'âme du monde dans les grands corps sacrés, les reins creux, leshanches
pulpeuses, les seins, les bras, les cuisses, les genoux, les nuques de
nacre alourdies par les cheveux blonds tressés de grosses perles, ils
mêlent l'ambre et l'écume des eaux aux espaces étincelants où pleut
la cendre des étoiles, où la neige des solitudes avec l'azur nocturne
et le brouillard des nébuleuses fait des ruissellements de lait. Les
conquérants de la mer ont fait la conquête du ciel.

VI
Venise avait vu à l'heure où, surtout par Titien, elle prenait
conscience d'elle-même, s'élargir jusqu'aux limites de l'espace tout
ce qui constitue sa masse propre, ses palais, ses fêtes, l'eau de ses
lagunes, la chair de ses femmes, les plaines boisées et les horizons
de montagnes qui s'étendaient à ses portes. De là, les harmonies un
peu sombres, dorées, rouges et bleues qui retentissaient dans ses ciels.
Tintoret s'était servi des drames de l'espace pour exprimer, en les
mêlant à la substance de Venise, les drames qui brûlaient son cœur.
Véronèse s'empare de l'espace, le fait entrer dans la vie solide et
matérielle qui déroule son décor devant ses yeux éblouis. Mais comme
il n'a pas de drame en lui, comme il a de la vie une vision extérieure
et formelle — la plus colorée, il est vrai, la plus lumineuse, la plus
splendide qui fût jamais — il n'est pas lui, il subit Tintoret ou Titien
quand il voit des mers sombres, des mers tragiques un air traversé
de fulgurations. A lui les mers pulvérulentes, grises, les mers d'éme-
raude et de saphir voilés, les ciels d'un rose si lointain qu'on n'en voit
comme celui-là qu'aux plumes de la gorge de quelques oiseaux blancs,
à lui la liberté du large où le vent fait voler l'écume en poussière,
l'espace sans borne que la vibration des molécules emplit d'argent
diffus.
Sans doute Véronèse, qui venait de la terre ferme, avait dû voir

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