VENISE
I
LA guerre étrangère à peu près permanente, mais lointaine, pas
de guerres civiles, un développement continu à l'abri des inva-
sions du côté de la terre et du côté de la mer, dix siècles d'indé-
pendance achetés par la lutte heureuse et l'effort facile et vivant,
c'est là ce qui donne à Venise, avant même l'eau et le ciel, sa figure
originale au milieu d'une Italie ne s'appartenant que par crises,
déchirée par les révolutions, mutilée par les conquêtes. Elle semble
ignorer la fièvre et l'angoisse de la recherche, tâtonne à peine pour
trouver sa route, la parcourt à pas sûrs dans l'air et le vent, ralentit
sa marche pour cueillir les fruits magnifiques qui s'offrent, savoure
leur chair, s'enivre d'elle et s'endort au bruit des musiques, parmi les
guirlandes flétries, les fleurs mourantes, les lumières que le jour pâlit
au fond des vieux palais en ruine. C'est la Grèce qui renaît, toute nue,
alourdie, chargée de grappes d'or sur des fonds de forêts endormies
et de crépuscules orageux. On dirait que Venise n'a prolongé l'effort
antique que pour affirmer, au travers des reculs, des réactions néces-
saires, des contradictions apparentes du monde qui l'entourait, la
continuité de l'effort humain, et transmettre à l'esprit moderne, avec
les fruits qu'elle lui tend, si mûrs qu'ils s'ouvrent seuls, le germe des
moissons toujours recommençantes.
Elle-même avait trouvé ce germe au milieu des pulpes pourries
qui fermentaient au pied de l'arbre byzantin. Cinq siècles, ses marins
drainèrent l'Asie hellénisée pour assimiler à la vie montante de la
jeune Italie son vieil esprit de volupté, de magnificence et de mort.
— 79 œ
I
LA guerre étrangère à peu près permanente, mais lointaine, pas
de guerres civiles, un développement continu à l'abri des inva-
sions du côté de la terre et du côté de la mer, dix siècles d'indé-
pendance achetés par la lutte heureuse et l'effort facile et vivant,
c'est là ce qui donne à Venise, avant même l'eau et le ciel, sa figure
originale au milieu d'une Italie ne s'appartenant que par crises,
déchirée par les révolutions, mutilée par les conquêtes. Elle semble
ignorer la fièvre et l'angoisse de la recherche, tâtonne à peine pour
trouver sa route, la parcourt à pas sûrs dans l'air et le vent, ralentit
sa marche pour cueillir les fruits magnifiques qui s'offrent, savoure
leur chair, s'enivre d'elle et s'endort au bruit des musiques, parmi les
guirlandes flétries, les fleurs mourantes, les lumières que le jour pâlit
au fond des vieux palais en ruine. C'est la Grèce qui renaît, toute nue,
alourdie, chargée de grappes d'or sur des fonds de forêts endormies
et de crépuscules orageux. On dirait que Venise n'a prolongé l'effort
antique que pour affirmer, au travers des reculs, des réactions néces-
saires, des contradictions apparentes du monde qui l'entourait, la
continuité de l'effort humain, et transmettre à l'esprit moderne, avec
les fruits qu'elle lui tend, si mûrs qu'ils s'ouvrent seuls, le germe des
moissons toujours recommençantes.
Elle-même avait trouvé ce germe au milieu des pulpes pourries
qui fermentaient au pied de l'arbre byzantin. Cinq siècles, ses marins
drainèrent l'Asie hellénisée pour assimiler à la vie montante de la
jeune Italie son vieil esprit de volupté, de magnificence et de mort.
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