la ville apparaît si vieillotte et diminuée qu'ils semblent
appartenir à une autre race que les maîtres disparus, décrire
d'autres lieux, parler une autre langue. Guardi n'aperçoit
plus l'espace que tremblotant sur les murs, serré dans les
cadres étroits de ses petites toiles, atténué, ne se mêlant plus
qu'à l'écorce des choses qui se précisent et s'isolent et s'ame-
nuisent avec elles dans le bruit des fêtes et le silence des
cœurs. Ou bien encore boueux, brouillé, mais peut-être
ainsi plus sensible, pénétré de terre humide, de moisissure,
moiré des phosphorescences de la fermentation des eaux.
Canaletto le voit encore moins vaste, et moins brassé dans la
substance des palais, des canaux, du ciel, mais il le capte
jalousement et le caresse et le choie, on dirait qu'il fait avec
lui de la musique de chambre. Ce ne sont plus des sympho-
nistes, mais des mélodistes de l'air. Là où Titien et Tintoret,
surtout Véronèse, maniaient cinq cents instruments à la
fois pour magnifier, de la voûte cendrée des astres aux tré-
sors de perle et de corail des mers, l'immense harmonie dis-
persée, ils prennent leur violoncelle où dorment des sonorités
qu'ils éveillent discrètement, avec un accent contenu, voilé,
un peu anxieux et monotone, comme une plainte sourde et
le plus tendre des adieux. Vernet, Ingres parfois, Corot
surtout le verront mourir sur les tours et les dômes, si len-
tement, et les réchauffer comme un fruit. Une lueur presque
uniforme s'apaise sur ces tableaux, dorée chez Guardi, à
la fois rousse et argentée chez Canaletto, baignant tout et
qu'on dirait le dernier soupir d'un automne sur qui tombe-
rait la cendre des étoiles de sa dernière belle nuit. Il n'y a
plus que l'eau et les pierres, l'air se recueille avant de mourir
tout à fait. En sens inverse, il se passe chez eux ce qui s'était
passé chez les primitifs de Venise, Gentile Bellini, Lazzaro
Sebastiani, Carpaccio. Comme ceux-là le regrettent, ceux-ci
pressentaient l'espace. C'est ce qui leur donnait l'élan, la
certitude et la puissance qu'on ne trouve pas dans l'oubli.
Guardi, de plus, a pénétré dans les parloirs de ces cou-
vents mondains et les redoutes que les femmes masquées
traversent on dirait sans bruit, comme le crépuscule frôle
— 162 —
appartenir à une autre race que les maîtres disparus, décrire
d'autres lieux, parler une autre langue. Guardi n'aperçoit
plus l'espace que tremblotant sur les murs, serré dans les
cadres étroits de ses petites toiles, atténué, ne se mêlant plus
qu'à l'écorce des choses qui se précisent et s'isolent et s'ame-
nuisent avec elles dans le bruit des fêtes et le silence des
cœurs. Ou bien encore boueux, brouillé, mais peut-être
ainsi plus sensible, pénétré de terre humide, de moisissure,
moiré des phosphorescences de la fermentation des eaux.
Canaletto le voit encore moins vaste, et moins brassé dans la
substance des palais, des canaux, du ciel, mais il le capte
jalousement et le caresse et le choie, on dirait qu'il fait avec
lui de la musique de chambre. Ce ne sont plus des sympho-
nistes, mais des mélodistes de l'air. Là où Titien et Tintoret,
surtout Véronèse, maniaient cinq cents instruments à la
fois pour magnifier, de la voûte cendrée des astres aux tré-
sors de perle et de corail des mers, l'immense harmonie dis-
persée, ils prennent leur violoncelle où dorment des sonorités
qu'ils éveillent discrètement, avec un accent contenu, voilé,
un peu anxieux et monotone, comme une plainte sourde et
le plus tendre des adieux. Vernet, Ingres parfois, Corot
surtout le verront mourir sur les tours et les dômes, si len-
tement, et les réchauffer comme un fruit. Une lueur presque
uniforme s'apaise sur ces tableaux, dorée chez Guardi, à
la fois rousse et argentée chez Canaletto, baignant tout et
qu'on dirait le dernier soupir d'un automne sur qui tombe-
rait la cendre des étoiles de sa dernière belle nuit. Il n'y a
plus que l'eau et les pierres, l'air se recueille avant de mourir
tout à fait. En sens inverse, il se passe chez eux ce qui s'était
passé chez les primitifs de Venise, Gentile Bellini, Lazzaro
Sebastiani, Carpaccio. Comme ceux-là le regrettent, ceux-ci
pressentaient l'espace. C'est ce qui leur donnait l'élan, la
certitude et la puissance qu'on ne trouve pas dans l'oubli.
Guardi, de plus, a pénétré dans les parloirs de ces cou-
vents mondains et les redoutes que les femmes masquées
traversent on dirait sans bruit, comme le crépuscule frôle
— 162 —