tieux, juxtaposant ses sensations comme des objets choisis
pour les confronter avec la plus vague et flottante des
rêveries, penché en myope sur sa planche, entame le métal
de cent traits entrecroisés dont il ne voit directement ni la
couleur ni l'arabesque et d'où l'ombre et la lumière sur-
gissent, comme à son insu (i). Ou que ce Chinois qui a mille
fois copié à la loupe toutes les bestioles, toutes les herbes,
toutes les rides de l'eau, oublie soudain l'univers extérieur
pour peindre ses états d'âme, où tout ce qu'il sait si bien
ne revient qu'en qualité de signes pour transmettre à la
soie changeante, en harmonies fragiles comme le pollen,
tremblantes comme la rosée, crissantes comme la neige,
évanouies comme un parfum de fleur, la limpidité d'une
aurore, le bourdonnement des étés, le cruel silence d'un
hiver.
A chaque matière travaillée s'attache une volupté spéciale,
qui correspond aux mouvements intimes de l'espèce et de
l'individu. La beauté du métier se confond avec l'enivre-
ment lyrique qui grandit à mesure que la forme arrache, en
s'accusant de minute en minute, l'esprit au néant. Tel qui
resterait insensible au travail du pouce dans la glaise, jouit
de précipiter dans le moule l'étain et le cuivre en fusion. Tel
ne sent pas la joie subtile de mêler des tons purs pour obtenir,
dans le véhicule ondoyant et chatoyant de l'huile, les nuances
imperceptibles où se lit l'aveu des passions, qui surveille
avec ivresse, dans la cuisson lente de la terre, l'incorporation
de la fraîcheur propre à cette feuille, de la profondeur veloutée
propre à cette corolle, de l'éclat métallique propre au cor-
selet de ce scarabée, à l'écaille de ce poisson. Nul n'a le droit
d'intervenir entre le désir du poète et l'objet de ce désir, car
lui-même ignore de quel amoncellement inouï d'atavismes
obscurs, de correspondances fortuites, de souvenirs imprécis,
de fatalités sensuelles, est issu l'éclair unique qui jaillit de
leur choc.
Le poème de la matière sature à tel point notre chair,
détermine à tel point notre intelligence qu'il faudrait pour eu
(i) Art Renaissant, p. 177.
— [77 œ
12
pour les confronter avec la plus vague et flottante des
rêveries, penché en myope sur sa planche, entame le métal
de cent traits entrecroisés dont il ne voit directement ni la
couleur ni l'arabesque et d'où l'ombre et la lumière sur-
gissent, comme à son insu (i). Ou que ce Chinois qui a mille
fois copié à la loupe toutes les bestioles, toutes les herbes,
toutes les rides de l'eau, oublie soudain l'univers extérieur
pour peindre ses états d'âme, où tout ce qu'il sait si bien
ne revient qu'en qualité de signes pour transmettre à la
soie changeante, en harmonies fragiles comme le pollen,
tremblantes comme la rosée, crissantes comme la neige,
évanouies comme un parfum de fleur, la limpidité d'une
aurore, le bourdonnement des étés, le cruel silence d'un
hiver.
A chaque matière travaillée s'attache une volupté spéciale,
qui correspond aux mouvements intimes de l'espèce et de
l'individu. La beauté du métier se confond avec l'enivre-
ment lyrique qui grandit à mesure que la forme arrache, en
s'accusant de minute en minute, l'esprit au néant. Tel qui
resterait insensible au travail du pouce dans la glaise, jouit
de précipiter dans le moule l'étain et le cuivre en fusion. Tel
ne sent pas la joie subtile de mêler des tons purs pour obtenir,
dans le véhicule ondoyant et chatoyant de l'huile, les nuances
imperceptibles où se lit l'aveu des passions, qui surveille
avec ivresse, dans la cuisson lente de la terre, l'incorporation
de la fraîcheur propre à cette feuille, de la profondeur veloutée
propre à cette corolle, de l'éclat métallique propre au cor-
selet de ce scarabée, à l'écaille de ce poisson. Nul n'a le droit
d'intervenir entre le désir du poète et l'objet de ce désir, car
lui-même ignore de quel amoncellement inouï d'atavismes
obscurs, de correspondances fortuites, de souvenirs imprécis,
de fatalités sensuelles, est issu l'éclair unique qui jaillit de
leur choc.
Le poème de la matière sature à tel point notre chair,
détermine à tel point notre intelligence qu'il faudrait pour eu
(i) Art Renaissant, p. 177.
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